Maha Hassan : « À Alep je suis devenue orpheline deux
fois » (Grazia, décembre 2016)
Texte
recueilli par Emanuela Mastropietro et publié par l’hebdomadaire italien
Grazia (décembre 2016 :
Ci-dessous
la traduction de l’italien au français par Lisa Viola Rossi
Ma mère est
morte à Alep le 16 décembre il y a un an. Je ne sais pas ce qu’elle faisait
quand un missile a transformé la maison où elle m’avait mise au monde en un tas
de gravats. Ma mère, Amina, était une femme pleine de joie, chaleureuse.
Peut-être qu’elle préparait du thé pour ses voisins, qu’elle n’a jamais cessé
de voir, même sous les bombardements. Quand je l’appelais par téléphone de la
France – d’abord de Paris, puis de Brest, où je vis en tant que réfugiée
politique depuis 12 ans – elle n’a jamais versé une larme: elle endurait
l’enfer et pour moi elle s’efforçait de sourire. Je suis une fille d’Alep. Et
aujourd’hui, je suis orpheline. Deux fois orpheline.
Mon pays, je l’ai perdu en 2004. Pour échapper aux persécutions contre la communauté kurde dont je fais partie, à 38 ans, j’ai été forcée de quitter la ville qui m’a vue naître et devenir une adulte, le berceau d’une grande civilisation qui a nourri mon inspiration en tant qu’écrivaine. Mais le cordon ombilical qui me lie à cette terre martyre, il n’a jamais été coupé. C’est le destin de nous les Syriens: il n’y a pas un lieu à l’extérieur de notre pays, qui est fait pour nous. Même quand on a l’impression de pouvoir enfin poser nos valises, nous nous rendons compte que la vie que nous vivions en Syrie, elle s’est collée à notre âme et que nous sommes condamnés à la comparer constamment à la nouvelle vie, à laquelle nous ne pouvons pas nous habituer.
Mon pays, je l’ai perdu en 2004. Pour échapper aux persécutions contre la communauté kurde dont je fais partie, à 38 ans, j’ai été forcée de quitter la ville qui m’a vue naître et devenir une adulte, le berceau d’une grande civilisation qui a nourri mon inspiration en tant qu’écrivaine. Mais le cordon ombilical qui me lie à cette terre martyre, il n’a jamais été coupé. C’est le destin de nous les Syriens: il n’y a pas un lieu à l’extérieur de notre pays, qui est fait pour nous. Même quand on a l’impression de pouvoir enfin poser nos valises, nous nous rendons compte que la vie que nous vivions en Syrie, elle s’est collée à notre âme et que nous sommes condamnés à la comparer constamment à la nouvelle vie, à laquelle nous ne pouvons pas nous habituer.
J’ai essayé
de donner corps à ces sensations dans mon dernier roman, Le Métro d’Alep,
publié à Beyrouth aux éditions Dar al-Tanweer. Le personnage principal, Sara,
fuit la guerre qui a dévasté ce qui, un temps, pouvait se vanter du titre de
capitale économique de la Syrie, et elle a trouvé refuge à Paris. Elle passe
ses journées à errer dans le métro, sans racines, sans liens, dans les limbes
de la mélancolie qui lui empêche de vivre et où le passé et le présent se
chevauchent sans cesse. Un jour, quand elle se perd dans un dédale de tunnels
et des escaliers mécaniques et quelqu’un lui demande ce qu’elle cherche, Sara
lui répond : « La ligne menant à Alep ».
Sara est un
personnage fictif, mais elle me ressemble. Le missile qui a tué ma mère et a
détruit ma maison, il a fait de moi une sorte de fantôme, un être invisible. Ce
jour-là j’ai tout perdu, ma vie est une non-vie.
Si je ferme
les yeux et je pense à Alep, je ne peux plus voir la ville de mon enfance et de
ma jeunesse, des rues animées du centre-ville, le rassurant brouhaha des cafés.
Si je ferme les yeux et je pense à Alep, je vois Berlin en 1945: les décombres,
la mort, la désolation. Tout est noir et blanc. La guerre a effacé les
couleurs.
J’ai appris
hier que le quartier dans lequel se déroule un chapitre de mon roman a été
bombardé et il n’existe plus. J’ai perdu mon Alep, mais aussi Sara – mon
personnage – elle a perdu le sien. C’est comme mourir deux fois. Que deviendra
ma ville? Je ne peux pas répondre. D’une part, je suis convaincue que les
blessures ne guériront jamais complètement. La guerre a enlevé un morceau de
notre âme.
D’autre part, je refuse de perdre l’espoir. Certains membres de ma famille vivent encore là-bas. Mon frère et ses quatre filles ont survécu au bombardement de leur maison et ils ont trouvé refuge dans la ville universitaire. Un jour, peut-être, mes petits-enfants verront Alep ressuscité, reconstruite, en paix.
D’autre part, je refuse de perdre l’espoir. Certains membres de ma famille vivent encore là-bas. Mon frère et ses quatre filles ont survécu au bombardement de leur maison et ils ont trouvé refuge dans la ville universitaire. Un jour, peut-être, mes petits-enfants verront Alep ressuscité, reconstruite, en paix.
J’avais
prévu de consacrer mon dernier livre à ma mère. Je voulais la surprendre, mais
elle est morte avant que j’aie pu le terminer. Amina était illettrée, elle n’a
jamais pu lire une ligne de ce que je publiais, mais elle m’a encouragée, m’a
soutenue, elle était fière de moi. Si je continue à écrire, je le fais pour
elle, et pour donner une voix à toutes les personnes qui ne peuvent exprimer
leur douleur; je suis chanceuse, j’ai l’occasion de témoigner et c’est comme si
ma souffrance a un sens. Jamais je ne vais arrêter de le faire : je suis une
fille d’Alep, tel est mon destin.