La résurrection fluviale
C’est l’eau…
L’eau, l’origine de la vie…
C’est l’eau qui prend la ville dans ses bras.
L’eau qui entoure la ville, ses quartiers, ses rues…
Ce sont les canaux d’Amsterdam.
Ces canaux encerclent la ville, Vénus du nord.
Les canaux qui donnent un visage tendre à cette ville.
La ville qui est calme, romantique et plutôt silencieuse…
Lorsque nous somme sortis du restaurant qui donne sur l'Amstel, j’ai dit à Marijke, qui se trouve souvent entre France et Pays Bas, qui habitait a Paris il y a plus de vingt ans, qui aime Paris encore : "regardes comme c’est merveilleux, le fleuve dans la nuit, les lumières dans l’eau… c’est une partie du paradis… cela me fait penser a la Seine, que j’adorais, j’adorais le pont Mirabeau et j’en rêvais dix ans avant mon arrivée en France, grâce a Apollinaire…
Pas un jour je n’avais imaginé que je viendrais ici, de ce côté de monde, près de la Seine, près de l'Amstel pour retrouver une autre vie. Pour repousser, comme un arbre, en me désaltérant d'une autre Eau. Celle de Paris et d’Amsterdam. Où l’eau est ma nouvelle vie.
Osterpark
Il faisait beau… tout le monde est heureux ici.
Les couples amoureux, les adultes, les enfants, les vieillards….
Les pigeons, les chiens, les chats…
L' herbe, les lacs, le soleil…
Tout est heureux…
Même lui, peut être, il est heureux…
Il est là, avec une construction qui nous fait penser à lui.
Il est mort près d’ici.
Là, dans la rue, très près du parc, Theo van Gogh a été assassiné.
L’assassin s'est échappé dans Osterpark, où la police l'a trouvé.
Là, nous rencontrons l’âme de Van Gogh qui se promène, près de son monument.
Un geste de l'artiste Jeroen Henneman.
Theo Van Gogh, arrière-petit-neveu du peintre Vincent van Gogh, a été abattu en pleine rue à Amsterdam.
Théo Van Gogh. Il était âgé de 47 ans, et était l’auteur d'un film sur une musulmane mariée de force, violentée par son mari et violée par son oncle, dont la diffusion à la télévision néerlandaise lui avait valu des menaces de mort.
Il est mort. Mais son esprit est toujours là.
Non pas pour demander la vengeance, mais pour insister, "laissez-moi m’exprimer, sans avoir peur".
Les pigeons de la place du Dam
Combien de fois mon père s’est-il disputé avec mon frère à propos de ses pigeons…Mais en vain !
En effet, mon frère avait une passion spéciale, l'élevage de pigeons.
Dans mon pays, la Syrie, c’est un métier mal vu, les personnes qui l’exercent ont mauvaise réputation, à tel point que les tribunaux ne les prennent jamais comme témoins dans des affaires, car ils sont considérés par l’opinion publique comme des menteurs !
En plus de cela, c’est un métier qui engendre des conflits lorsque des pigeons perdus trouvent refuge dans d’autres élevages que le leur.
Mais c’est normal, pour agrandir la "bande" de pigeons, d’en envoyer certains "séduire" dans d’autres élevages, qui rentrent accompagnés…
Mon père faisait tout pour que son fils abandonne ce métier, et la meilleure solution était qu'il se marie…
A Amsterdam, sur la place du Dam, très connue, proche du Palais Royal, j'étais avec mon ami, et nous grignotions des frites avec de la mayonnaise…Une habitude d'ici l'hiver, comme manger des glaces en été. J'ai commencé à distribuer un peu de mes frites aux pigeons de la place, sans penser que je n'étais pas en Syrie, où ils se méfient et ne s'approchent pas des gens…
Les pigeons amstellodamois se sont non seulement approchés de moi, mais l'un d'entre eux a aussi sauté sur mon bras qui tenait la barquette de frites, essayant de plonger directement son bec dedans ! J'ai crié de surprise et je l'ai chassé.
J'ai continué quand même à distribuer mes frites ; une "copine" du pigeon peu farouche a commencé à picorer, et la mayonnaise a coulé partout, surtout sur mon pantalon noir…
Quels pigeons ! Ils n'ont peur de personne…A Amsterdam, même eux sont libres ; ils oublient qu'en Syrie, on tue les pigeons, et parfois des êtres humains aussi.
Dorrius
Il n'est pas facile de trouver à Amsterdam un restaurant de cuisine néerlandaise. On peut trouver des pizzerias, des kebabs, de la nourriture halal, et de la cuisine anglaise et argentine…Mais pour goûter la cuisine néerlandaise, il faut bien chercher ! En général, tous les restaurants affichent leur nom sur la devanture pour les clients, mais ce n'est pas le cas du restaurant Dorrius.
Quand nous sommes arrivés devant ce restaurant, nous pensions que c'était une maison, ou des bureaux. Un escalier nous conduit vers une grosse porte de bois, solide, comme celle des appartements privés. A l'extérieur, pas d'enseigne, ni de fenêtres donnant sur la rue, ni de lumières. Juste une petite affiche près de la porte…Je me sentais comme si j'allais entrer chez un éditeur !
Dorrius est un restaurant qui existe depuis 1890. Tout y est magnifique. La nourriture, l'endroit même, le service…et évidemment le vin néerlandais, mais le blanc !
C'est calme…On se sent comme si on était seul dans la salle. Les tables ne sont pas collées les unes aux autres, il n'y a pas beaucoup de monde. C'est vraiment comme si on était invités chez la famille, chez des amis, mais pas dans un endroit public.
Pour trouver ce restaurant, Tiziano a cherché sur le net, pour réserver également. En quittant Dorrius une fois la soirée terminée, je me suis rendue compte que l'endroit avait fait naître quelques sentiments en moi ; il mêle authenticité et intimité.
Il est à la fois original et chaleureux. Tout à fait ce que je cherche dans ma vie. Les gens originaux sont très rares aujourd'hui, il y en a de moins en moins. Peut-être qu'un prochain billet parlera de la chance que j'ai eu de tomber sur quelques originaux, soit à Paris, soit à Amsterdam, où j'ai rencontré Tiziano.
L’odeur du Matin
A Philippe Adouard, chaque matin
Chaque matin a son odeur. Ce n’est jamais la même, elle change selon l'endroit ; le village, la ville, le pays.
L’odeur d’Alep, ma ville de naissance, n’est pas celle de Paris, ma ville de refuge, ni l’odeur d’Amsterdam, ma ville de destin.
Je me suis réveillée ce matin avec l’odeur de Bretagne. Même si je suis à Amsterdam.
L’odeur d'un endroit se promène. L’odeur du printemps d’Alep peux se sentir dans le début d'un matin d'été à Gennevilliers, une ville que je n’aime pas trop. Mais qui a dit que l’odeur collait à son lieu ? Elle peut être née dans un certain endroit, mais, après s'être enregistrée dans la mémoire, elle peut nous suivre dans d'autres endroits. Comme l’odeur de Trégomeur, en Bretagne, me suivait ce matin à Amsterdam.
La première odeur de certains endroits peut être différente, par l’endroit même, puis elle déménage de son endroit de naissance ; comme moi j'ai déménagé, elle passe les frontières, comme je l'ai fait, pour avoir une identité particulière. Elle est, par exemple, l’odeur de la Bretagne mais à Amsterdam, ou l’odeur d’Amsterdam en Bretagne…
Je ne sais plus si je suis à Amsterdam ou à Trégomeur … Et pourquoi je ne cesse pas d’écouter "Marion s'y promène" de "Sonerien Du" ?...
Zeyton
Devant moi, près de la caisse, il y avait plusieurs pots d'olives.
Mais lorsque je suis arrivée à la caisse, j’ai oublié comment on dit "olive" en anglais.
Comme je ne parle pas le néerlandais, je me débrouille en anglais pour faire mes courses.
Sans beaucoup réfléchir, comme je sais que les vendeurs sont turcs, j’ai dit en arabe "zeyton", qui signifie "olive", et se prononce pareil en turc et en arabe.
J’ai toujours pensé que le vendeur ne parlait que le néerlandais et le turc… il est d’origine turque, mais je n’ose jamais de lui demander si il est kurde, comme moi.
Le surprise est qu'il m’a parlé en arabe correct… on a continué à parler en arabe, ce que j’évite en France, où cela me met mal à l'aise de parler l’arabe au marché, et quand quelqu’un m’arrête dans la rue, pour me demander un service en arabe, cela m'énerve. Il y en a même qui me draguent en arabe, dans le quartier que je n’aime pas, mais je suis obligée d’y rester, quand je rejoint mon ami.
Je dois expliquer pourquoi cela me gêne quand quelqu’un d'inconnu m’adresse la parole en arabe. Je ne suis pas arabe, et j’ai toujours souffert de porter l’identité arabe. Ma nationalité officielle est l’arabe, mais je ne le suis pas, je suis kurde. J’aime l’arabe, j’adore cette langue, que je maîtrise à l'oral et à l'écrit, en plus, ma meilleure façon de m’exprimer est en arabe. Mais je ne suis pas arabe. Je sens que cela efface, envahit mon identité kurde ; je ne suis pas sûre au fond de moi de me sentir kurde, mais je suis sûre que je n’appartiens pas aux arabes. Même si je ne suis pas kurde, au fond de moi, je ne veux pas être considérée comme une arabe. Cela ressemble à un bébé adopté par une famille qui aurait tué sa propre famille … puis elle a pris soin de lui, ce bébé n’a que cette famille adoptée, mais il ne peut pas la considérer comme sa famille de sang !
Quand un inconnu me parle en arabe, il m’encadre dans l’identité arabe, pourquoi donc, s’il ne me connaît pas, me parler en arabe, si je ne porte pas, pour lui, un certain signal arabe ?
Je ne sais pas comment ce monsieur peut parler l’arabe et le turque. Mais j’étais contente de trouver un autre moyen de communication à Amsterdam, sans penser que cela m’encadrait dans une certaine identité.
Est-ce que je suis capable de parler l’arabe en France, sans être gênée… même si un inconnu m’adresse la parole en arabe, me considèrera-t-il comme une arabe ?
L’exil vert-bleu
Je l’ai suivi des yeux après son départ de chez moi, elle portait le sac bleu que je lui ai donné. Elle a détaché son vélo sur la place verte en face de chez moi, la jolie place où beaucoup de gens viennent prendre le soleil ; dans la place verte, Marta est passée en portant mon sac bleu.
Je suis devenue une image, rien de réel pour les enfants de ma famille, ou plus précisément, pour l’enfant à laquelle je suis attachée, Rama.
Marta va dans mon passé, elle va rendre visite à mon passé, ce passé que j’ai laissé derrière moi, qui est toujours un passé. Il ne bouge pas. Moi je suis là, entre Paris et Amsterdam, c’est mon présent, alors que mon passé est resté à Alep. Marta va a Alep, va dans mon passé en portant le sac bleu, un morceau de mon présent.
Marta va toucher mon passé, va toucher ma nièce Rama, ma sœur, ma ville, elle va respirer l’air censuré pour moi, elle va marcher dans les rues dont je suis exclue.
Pour les gens qui ne savent pas ce qu’est l’exil, l’exil garde le passé. L’exil ne connaît pas le présent. Il y a un seul temps dans l’exil, c’est la passé. L’exilé ne peut se détacher de son passé pour passer à son présent. Tous les temps sont un seul temps : le passé.
Marta est à Alep. Je suis à Amsterdam. Déchirée entre la nostalgie que je m’interdis de ressentir, et l’attente de Marta, mon envoyée vers mon passé.
Les enfants vont toucher le sac bleu de la part de leur tante Maha. Ma sœur va pleurer en embrassant Marta pour respirer mon odeur restée sur elle. Pour sentir mon regard qui a suivi Marta sur la place verte, où Marta a détaché son vélo sans jeter un œil sur moi. Moi, j’étais collée à la fenêtre pour me rassurer, être sure que Marta prendra soin de mon sac bleu. Elle a pris son vélo, elle a pris son avion, alors que je suis encore collée à la fenêtre, mes yeux fixés sur la place verte vide, où il n’y a rien que larmes de Soha, ma sœur.
Le printemps kurde
Depuis toujours, même peut être avant ma naissance, j’adore tout ce qui est mélange. Je n’aime pas le spectacle unique, j’adore la diversité, dans tout.
Quand je fais la cuisine, je mélange pleins d’épices. Quand je lis, j’écris, je n’ai pas qu’une seule ligne directrice pour le faire. Et j’ai des amis de toutes les tendances et de toutes les origines.
A Alep, et dans les provinces kurdes, j’adorais, toute petite, les bazars.
C’était le plaisir des yeux.
A Paris, j’ai connu et adoré, et j’adore encore, les brocantes. C’est encore un plaisir extra des yeux.
A Amsterdam, j’ai visite l’Académie des Beaux Arts, et l’Art plastique m’a bouleversé.
Il y a une soif en moi de spectacles changeants… variés… j’adore la mosaïque, qui peux jouer avec plusieurs couleurs et genres de pierres.
C’est cela le printemps kurde. Une robe faite de toutes les pierres idéologiques, sociales, culturelles et artistiques. Tous sont là, oublient les différences. C’est la fête, le pardon. Et en plus, encore une fois, le plaisir des yeux.
Tout se mélange. Les pauvres avec les riches, la gauche avec la droite. Les hommes avec les femmes, les grands avec les petits… dans la fête, rien n’est interdit. Chacun laisse ses remarques de côté, personne ne se souvient des défauts, c’est la fête, on oublie tout, pour lui faire honneur.
Le jour de la fête kurde, le 21 mars, les kurdes commencent la nouvelle année. Pas de tradition qui empêche la liberté des filles et des garçons, ni de religion qui peux le faire, ni de débats politiques qui séparent les gens … il n’y a que la joie kurde.
Pour moi, c’est la première année que je commence à Amsterdam.
Hier, la police syrienne n’a pas laissé la joie kurde se perpétuer. Elle a ouvert le feu contre les civils, la fête est gâchée… La fête était stoppée… Il n’y avait plus que des victimes qui demandaient du secours. Apparemment, les Kurdes n’ont pas droit à la joie.
Merwedeplien
Je n’avais pas plus de douze ans quand j’ai découvert le Pas de la porte à Alep, en Syrie. Ma vie s’est construite là bas ; tout le monde, les habitants du quartier m’y avaient installé, les Autres de Jean-Paul Sartre m’y ont occupé, et je me suis battue longtemps pour en sortir.
J’ai plus de quarante ans aujourd’hui ; c’est un vrai courage de reconnaître mon âge… Je suis maintenant à Merwedeplien, à Amsterdam, en face de la place verte de Merwedeplien, qui ressemble, quelque part, au Pas de la porte à Alep.
Un endroit qui fait se réunir tout le monde, quand il fait beau, pour prendre le soleil, jouer, faire promener les chiens, lire, faire un pique-nique … Et même quand il neige, pour jouer, prendre des photos…
Ces deux endroits, le Pas de la porte de la maison parentale à Alep, et la place de Merwedeplien, sont des lieux qui représentent le spectacle du quartier. Ils sont le théâtre symbolique du quartier, dont je peux estimer l’humeur en jetant un œil matinal, pour deviner ce que sera celle de cette journée….
Ces deux endroits existent pour nous aider à sortir de notre solitude, à s’amuser, à se rapprocher des autres.
Le Pas de la porte à Alep était fait de pierre, il est donc gris ou blanc, alors que la place de Merwedeplien est verte, entourée d’arbres, dont, je n’oublie pas de le préciser, mon noisetier.
Je refusais souvent d’aller sur le Pas de la porte à Alep et de partager les bavardages des femmes de quartier, j’étais souvent rejetée et critiquée par elles, alors que je peux partager la joie de tous a Merwedeplien, ils ne se confrontent jamais à mon caractère. Ils ne me critiquent pas, je pense, et ne me demandent de partager leurs bavardages.
Le Pas de la porte a laissé tout le monde entrer en moi tranquillement, ils étaient tout bienvenus, j’étais habitée par les autres, alors que Merwedeplien aide mes anciens habitants à sortir de moi, et à aller s’amuser loin de moi, hors de moi…
Spui
J’ai plusieurs raison d’aimer la place Spui à Amsterdam :
- Pour aller au bureau de Tiziano, il faut prendre le tram jusqu’à Spui, puis traverser la place vivante de Spui, et après le canal, c’est la rue Singel, ou je le retrouve.
- Pour chercher des livres français, ou aller voir Maarten à la bibliothèque "Athenaeum Boekhandel", c’est encore à Spui, au 14-16.
- Pour s’amuser le vendredi en cherchant nos livres perdus, c’est place Spui, où il y a le marché du livre, chaque vendredi.
- Sur la place Spui, on trouve le café Luxembourg, où on peut donner nos rendez-vous particuliers, avec les écrivains et les critiques littéraires ; ici, j’ai vu pour la première fois la merveilleuse Margot, une femme qui a intelligence et talent culturel et, à la fois, un caractère féminin, qu’elle ne sacrifie pas à son intelligence.
- Nous pouvons trouver également à Spui, au 25, le centre culturel de Spui. C’est la merveilleuse Margot Dijkgraaf qui est la directrice du centre culturel et académique, au cœur d’Amsterdam.
- Nous pouvons prendre le bateau d’ici, près de Spui, et voir Amsterdam par ses canaux.
- Le marché des fleurs n’est pas loin de la place Spui ; si on prend le tram, on descend à Spui , et puis on marche quelques pas pour arriver au marché, rue Singel.
J’ai le droit d’aimer Spui, n’est pas ?
Petites explications :
- Tiziano est la première personne avec qui j’ai eu contact à Amsterdam. Même si je l’ai connu à Paris, il restera la personne la plus proche de moi à Amsterdam. Il travaille à la Fondation pour les Lettres, il appartient au temps des cavaliers littéraires…
- Maarten, on ne peut pas échapper à son parfum intérieur. Je sens quand je le vois, que je suis dans le temps du luxe. Il est pour moi un symbole de temps parfumé, par son caractère délicat et culturel.
- Margot à l’âme qui saute à l’extérieur, mais doucement. Je sens son âme dans ses yeux tranquilles et curieux à la fois, c’est une femme qui touche tout le monde par sa douceur et son attention. Mais ce n’est pas facile d’approcher d’elle, car elle a ce parfum particulier, comme celui de Maarten, qui fait que je sens que le monde est encore bon… Je ne peux pas trop m’approcher, j’ai peur d’abîmer ce parfum, sa beauté fondamentale.
- Le café Luxembourg donne sur deux endroits. Quand on s’assoit d’un côté, on a une vue sur la place Spui, qui est très vive. De l’autre côté, on peut admirer romantiquement le canal…
Le cœur de Maha
Carina
C’est un bon dimanche. Il faut beau. Carina est sortie avec son mari et ses deux garçons pour jouer au football sur la place Merwedeplein, devant chez moi.
Le football est un jeu célèbre. Tout le monde l’aime.
A Alep, devant le Pas de la porte, sur la place, les garçons du quartier viennent pour jouer au foot, et souvent les voisins crient sur eux. Ou ils font beaucoup de bruit. Honnêtement, ce n’est pas un bon endroit pour jouer, surtout quand les femmes du quartier se réunissent sur le Pas, le seul endroit ou elles peuvent profiter d’un petit espace de liberté.
Quand le ballon de foot tombe sur le Pas, au milieu d’une réunion, et touche la tête de quelqu’un, une femme prends le prend pour menacer les garçons : "soit vous dégagez d’ici, soit je déchire la balle..." . Un chantage qui échoue souvent pour les femmes, car les garçons s’arrêtent un instant, et rejouent de nouveau, et de nouveau, c’est la bagarre.
Carina joue devant moi, pas comme une femme, ou comme l’image de la femme, celle qui s’assoit gentiment et regarde les joueurs ; Carina joue comme un garçon, comme un mec.
Je comprends doucement pourquoi les enfants occidentaux ont une bonne santé psychologique. Et pourquoi les orientaux n’ont pas celle-ci, ce genre de liberté et d’amour. La sécurité familiale, la Maman, comme le papa, jouent avec les enfants, sans user de leur autorité.
Si Carina jouait devant le Pas de la porte à Alep, ou dans n’importe quelle ville orientale, les gens seraient scandalisés. Et personne ne l’aurait laissé tranquille. Même l’image de "Carina qui joue au football sur le Pas de la porte" est très surréaliste et difficile à imaginer, sauf dans un billet fugitif, comme je le fais ici…
Aldo, le littéraire vagabond
Hier, j’avais un rendez-vous près de la bibliothèque, j’étais quelques minutes en avance, je me suis donc assise sur une chaise de la place Spui pour fumer ma cigarette ; toutes les chaises étaient prises, il faisait beau, et c’est rare ! J’ai partagé une chaise avec un monsieur, qui était seul. Quelques secondes plus tard, le monsieur s’est mis à me parler en anglais, disant qu’il est italien ; je lui ai répondu que je parlais français, il s’est approché de moi, il parlait très bien français lui aussi. Il adore le français grâce à une essayiste de l’hexagone dont je n’ai pas retenu le nom, elle a fait un livre sur le nouveau roman, le multi-logo, comme me l’a dit Aldo, si je ne me trompe pas sur son prénom…
Je me suis assise près de Aldo, on a bavardé quelques minutes sur la littérature, lui qui "compose" les mots, comme il dit, et moi qui adore les mots.
Aldo est un poète rare, il refuse le mot poète, il m’a dit : "je compose les mots, mais je n’écris pas de poésie". Les mots sont sa patience, il a quitté l’Italie pour s’installer aux Pays-Bas, ce pays qui attire les artistes, depuis Van Gogh jusque à ce jour. Aldo se trouve souvent sur la place Spui, il est barbu, porte un sac à dos, mange rapidement sur la place, il a l’air d’un vrai vagabond. C’est le cas des vrais artistes qui abandonnent tout, pour rester net, sans rien, rien d’autre que l’art.
J’étais contente de parler avec lui, j’ai senti comme si je découvrais une source artistique inconnue, par cette rencontre inattendue, due au hasard, auquel je crois. J’étais contente de lui parler, en plus, pour savoir à quel point je peux négliger mon éducation, comme si j’examinais toujours ma liberté, pour voir si je peux dépasser le tabou des hommes. J’ai parlé avec une personne que je ne connais pas. Comme si on se connaissait. Sans tabou, sans peur, même sans se présenter. Il ne connaît même pas mon prénom, je lui ai dit au revoir en le quittant sans qu’on se connaisse, c’est peut être normal pour lui, mais pas pour moi, une femme qui vient d’un pays où les échanges verbaux entre les femmes et les hommes sont interdit, sont un tabou. Si un homme inconnu adresse la parole a une femme, la femme est scandalisée, elle peut le frapper, et même demander l’aide de son entourage pour donner une bonne leçon à cet homme qui ose dépasser les traditions des comportements entre sexes opposés. Tout cela, parce que quand l’homme parle avec une femme inconnue, c’est juste pour demander "du sexe". C’est le seul lien entre les femmes et les hommes.
Quand je passais dans la rue principale de mon quartier, pour sortir, ou rentrer chez moi, les regards des hommes grouillaient dans un coin, pour observer les filles, comme des chasseurs attendant leur proie. J’avais énormément de colère en moi, et j’étais stressée en passant devant leurs regards qui m’examinaient de haut en bas. C’était impossible d’échanger quelques mots avec l’un d’eux, je sentais que je n’avais aucune protection contre eux. C’est pour cela que la femme réagit violement contre un homme inconnu. Les rôles là-bas sont toujours les mêmes : le chasseur et la proie.
Amsterdam, capitale mondiale du livre
Je suis devant la télé néerlandaise, j’attends le journal de 18h. Je ne comprends pas le néerlandais, mais je regarde les infos de l’ouverture de la fête, Amsterdam capitale mondiale du livre 2008.
Maha Hassan… je n’ai compris que mon nom et prénom. Je ne sais pas ce qu’a dit la présentatrice. Mais c’est moi. Mes deux livres, dont je parle avec mon mauvais français.
Dans "mon pays", la Syrie, Damas était désignée comme la capitale de la culture arabe pour 2008. Mais les meilleurs écrivains syriens sont divisés entre l’exil et la prison. On a beaucoup parlé de ce paradoxe. Comment célébrez-vous la culture, alors que les intellectuels sont prisonniers ou exilés ? Le ministre de la culture a dit qu’il était prêt à publier les poèmes des écrivains emprisonnés.
Dans "mon pays", où la politique se mêle de tout, où il n’y a aucune liberté d’expression, je n’arrivais plus à publier mes romans… J’ai choisi l’exil, parce que je cherche la liberté, je ne veux pas rejoindre les écrivains dans les prisons.
Je passe à la télé néerlandaise, dans la ville qui fête son statut de capitale du livre, alors que la Syrie fait la fête aussi, à sa façon, mais en l’absence de ses meilleurs écrivains, des écrivains qui adorent la liberté.
Félicitation Amsterdam ! Merci Amsterdam de me donner ce statut, je suis un écrivain libre. Je ne regrette jamais d’avoir choisi cet exil, l’exil libre, l’exil qui m’a libéré de ma peur quasi permanente, pour que je me batte de plus en plus, pour la liberté de "mon pays", pour la liberté d’écrire, la liberté de publier, la liberté de parler, la liberté d’exprimer… la liberté de vivre.
Exercice de la liberté pour un(e) étranger(e)
Pour les gens qui sont nés libres, l’exercice de la liberté ne leur dit rien, ils sont simplement libres !
Mais pour les gens qui ne sont pas nés libres, comme moi, ils se battent à chaque instant pour récupérer cette liberté, qui devient parfois comme un symbole fantastique, irréaliste ; que veut dire la liberté pour les gens comme moi, qui n’ont pas eu la chance de l’expérimenter ?
La liberté n’est pas évidente pour nous, elle est le fruit de longs combats, dont le plus dur est celui contre soi. Quand on n’est pas habitué à la liberté, on a besoin de chaque instant pour se convaincre qu’on la mérite, qu’on est vraiment libre, que ce n’est pas un fantasme ! Mais est-ce que, vraiment, nous sommes libres ?
Entre Paris et Amsterdam, ou Amsterdam et Paris, je sens que je suis libre, dans cette distance, où je suis dans le train. Mais quand je suis à Paris, ou à Amsterdam, je ne me sens pas assez libre ; ce n’est pas que parce que la liberté n’existait pas dans mon éducation ou dans mes traditions, mais aussi parce que je suis étrangère !
En tant qu’étrangère, je ne peux pas sentir le plaisir de la liberté, je porte encore mon héritage de la peur, la peur qui ne va pas avec la liberté, car la liberté a besoin de la sécurité.
La liberté pour les étrangers n’est pas qu’une tradition manquée, ou des pratiques absentes, mais aussi des règles sociales qui justifient la sécurité, pour que la liberté devienne réelle… Et nous, les étrangers, nous n’avons pas ces garanties sociales ; à vrai dire, nous avons toujours peur, donc ne nous sommes pas libres.
Je ne suis pas libre, ni là, dans les pays de la liberté, ni évidemment, dans mes "pays", les pays qui étouffent cette liberté. Où vais-je donc pouvoir aller la trouver ?
Quitter - Aller
Le verbe "aller" m’a séduit longtemps, je n’étais pas toujours satisfaite, j’avais, et j’ai encore, l’envie de me déplacer, d’aller ailleurs, comme s’il y avait toujours un côté secret du monde, que je voulais découvrir ; la vie pour moi est toujours manquée si je ne cherche pas ce côté invisible.
Le problème est que pour "aller", il faut "quitter". Quitter, le verbe plus dur pour moi, le verbe qui m’a accompagné durant tout mon parcours, le verbe qui m’a arraché de tout, qui a emporté ma sécurité, qui m’a vidé de cette sécurité ; la sécurité est quelque part la stabilité, alors que "quitter" est un verbe mouvementé, mobile… il ne connaît pas la stabilité.
J’ai quitté la Syrie, "mon pays" toujours entre guillemets, j’ai donc quitté ma famille, ma maison, mes souvenirs, mes sentiments, mes amis…. Pour "aller" en France.
En France, j’ai eu l’occasion d’ "aller" aux Pays-bas, j’ai donc quitté la France, et aussi mes amis, mes combats, mes souvenirs, mes sentiments … et je suis allée à Amsterdam. J’aime aller, mais j’ai été obligée de quitter.
Une fois à Amsterdam, j’ai eu une opportunité à Paris. J’étais stable, même heureuse à Amsterdam, et j’ai commencé à construire mes sentiments là-bas ; et brusquement, j’ai quitté Amsterdam.
Dans le Thalys, d’Amsterdam à Paris, j’étais triste de rentrer, la même tristesse que j’avais en quittant Paris pour aller à Amsterdam. La même tristesse que j’avais en quittant la Syrie.
Est-ce que les linguistes peuvent me réinventer le verbe "Aller" pour qu’il n’aille pas toujours avec le verbe "Quitter" ?
Loin d’Amsterdam
C’est comme si mon génie d’Amsterdam était fâché contre moi, peut-être est-il en vacances, mais j’espère en tout cas qu’il n’est pas malade, car il a disparu cette semaine, et je n’arrive pas à écrire.
J’ai quitté Amsterdam en cherchant mon génie, la destination était Bruxelles.
Bruxelles a su m’attirer dès le premier moment ; c’est une ville particulière.
Normalement, quand on voit une ville pour la première fois, on cherche dans sa mémoire, ou dans son dépôt intérieur, pour comparer cette ville avec d’autres que l’on a déjà vu.
J’ai mis du temps pour aimer Amsterdam, mais Bruxelles m’a plu tout de suite.
Entre Paris et Amsterdam, mes grandes villes auxquelles je suis attachée, Bruxelles a une place différente ; elle ne ressemble ni à Paris, ni à Amsterdam.
Dans la rue, on peut utiliser notre français facilement ; cela m’adoucit, ça suffit l’anglais ! Je parle français avec tout le monde, mais je ne suis pas en France.
Bruxelles est une ville modeste, elle ne cherche pas à imposer sa beauté ; pas de bruit de foule, on peut la découvrir tranquillement.
La grande place de Bruxelles permet d’identifier cette ville, car elle abrite les châteaux ; on sent cette protection chaleureuse, mais on ne perd pas la liberté ; on n’est pas enfermés entre les quatre murs de cette magnifique architecture.
A Bruxelles, on remarque les montées et les descentes ; cela, je ne l’ai vu ni à Amsterdam, ni à Paris. Mais je l’ai déjà vu en Syrie !
Paris, Amsterdam, et Bruxelles, ne se ressemblent pas. Mais la liberté se trouve dans ces trois villes que j’ai connues. Le fait est que la liberté ne se trouve pas dans les autres villes orientales !
Albert Cuyp
J’ai toujours été intéressée par les marchés et je les cherche toujours.
En France, c’était un grand plaisir de découvrir les Puces de Montreuil, j’étais ravie de redécouvrir la passion de mon enfance ; plus tard, j’ai connu d’autres grandes Puces, comme celles de la porte de Clignancourt.
Quand j’étais petite, j’adorais aller bricoler avec mon père, dans des anciens marchés ; on avait à Alep, ma ville de naissance, le marché du vendredi, où on pouvait trouver beaucoup d’objets rejetés, abimés, cassés… mon père les cherchait et les réparait !
Mon père était, un grand bricoleur ; ce n’est pas parce qu’il aime bricoler, mais parce qu’il est pauvre, et je pense aussi avare, cela lui permet de dépenser peu d’argent !
Je n’ai pas hérité de la passion de mon père, le bricolage, mais j’ai hérité de la passion de se promener dans les marchés, et au contraire de lui, de dépenser de l’argent, peut être aussi par vengeance de sa ladrerie.
A Paris, j’ai découvert aussi les brocantes, ma grande passion en France ; j’essayais toujours de ne pas louper celles proches d’endroits que je connaissais, et j’insistais auprès de mon ami pour qu’il m’emmène aux brocantes loin de Paris.
A Amsterdam, le marché quotidien d’Albert Cuyp me permettait d’assouvir ma passion pour les marchés, car il se tient toute la semaine, sauf le dimanche.
J’ai bien profité des promenades dans le marché Albert Cuyp, j’ai aimé dépenser de l’argent, même si je vais jeter la moitié des mes achats ; j’ai retrouvé la grande passion de mon enfance, et elle a trouvé une belle terre, la France, pour s’épanouir, grâce aux multiples marchés, et Amsterdam, grâce au marché Albert Cuyp.
Le secret d’Amsterdam
Quand nous étions petits, ma sœur, mon frère et moi trichions quand nous faisions le ménage avec ma mère…Lorsque c’était le moment de laver le sol du grand salon de notre maison arabe, nous bouchions le regard de la pièce, ouvrions le robinet, et laissions l’eau couler, pour nous mettre à genoux et faire des glissades…
Cela énervait souvent ma mère, mais parfois elle acceptait notre jeu, car nous ne pouvions pas aller à la piscine, pour plusieurs raisons : le manque de moyens, notre culture qui néglige les désirs des petits comme s’ils n’existaient pas, et l’autorité parentale. Pour mettre en œuvre ces envies enfantines, la seule façon était de désobéir aux parents, de tricher. C’était donc notre "trahison".
Plus tard, mon père, qui nous punissait pour notre imitation des nageurs, à découvert ce plaisir avec les enfants de ma sœur, et il nous a imité : boucher le regard du salon, faire couler l’eau, et se mettre sur les genoux…
A Amsterdam, je cherchais toujours le secret de la ville, outre mon génie ; il y a quelque chose qui m’attire à Amsterdam, qui me fait du bien.
Si le pouvoir de Samson était dans ses cheveux, pour moi, le pouvoir d’Amsterdam est dans son eau. Samson a perdu son secret quand on a lui coupé les cheveux, il faut protéger Amsterdam, il faut garder le secret d’Amsterdam pour sauvegarder son eau ; le secret est l’eau. L’eau, qui était un jeu confidentiel pour nous, les enfants de ma famille, et peut-être pour la majorité des enfants.
C’est l’eau qui m’a attiré à Amsterdam, qui m’a inspiré pour rédiger mon premier billet, Amstel et les canaux, d’où le joli titre que Fanny a proposé pour mes billets d’Amsterdam, la ville aux mille et un canaux. Et voilà, ce dernier billet, c’est pour confirmer et célébrer le charme d’Amsterdam, remercier son eau, en citant ce proverbe arabe : "si nous buvons l’eau d’une ville, nous revenons à cette ville". Comme si l’eau était un cordon invisible, comme si elle était le lien sacré qui nous attache à la source, comme si j’étais faite d’eau.