Notre amitié
a commencé il y a trois ans environ. Elle s’arrête tous les jours devant la
boulangerie du quartier et gagne
son pain grâce aux clients de la boulangerie et aux passants. Au fil du temps,
d’un mot à l’autre, jour après jour, les mots se sont multipliés entre nous et
se sont transformés en phrases, puis en arrêts devant la boulangerie et en
conversations prolongées, renforcés par ma curiosité d’un côté et, de l’autre,
par son sentiment de solitude.
Nous
utilisons la langue des
signes
davantage que la langue française, dont mon amie ne connait que les quelques
mots pour dire qu’elle a besoin d’argent ou de nourriture, seulement de
nourriture. Je l’ai questionnée sur l’endroit où elle vivait, sur sa maison et
elle m’a répondu, modeste, qu’elle n’habitait pas dans une maison mais plutôt
dans quelque chose qui ressemblait à une tente, où elle dormait sous les sacs
de vêtements. Les autorités l’expulsent parfois mais elle revient ensuite.
Elle se sent
heureuse lorsqu’elle me décrit ses rentrées d’argent du vendredi, quand son
quotidien change : après s’être arrêtée devant la boulangerie aux heures
de la matinée, elle se dirige avant midi vers la mosquée du quartier. Là, elle
attend que les fidèles finissent la prière. Elle collecte alors davantage
d’argent que durant le reste de la semaine. Exposée au gel, à la neige, à la
pluie ou à la chaleur d’un été exceptionnel, par tous les temps, je la vois…
Elle refuse les quelques centimes que je dépose dans la paume de sa main :
« Envoie-les à ta mère » me dit-elle, puis elle essaye de développer
une jolie métaphore : « Quand tu envoies de l’argent à ta mère,
il est envoyé à la mienne, décédée ». Un jour, alors que je l’informais
des dates de mon voyage en lui disant : « Je vais en Turquie voir ma
mère », elle m’a étreinte et a pleuré de joie pour moi. Et quand je suis
rentrée en France et que je suis venue à la boulangerie, elle m’a aperçue du
bout de la rue, a ouvert ses bras de loin puis m’a embrassée comme si j’étais
de sa famille.
Une fois,
elle était malade depuis une semaine mais ne savait pas comment aller chez le
médecin car elle ne possède pas de titre de séjour ni d’adresse enregistrée et
officielle afin de se rendre chez le médecin du quartier. Elle n’a pas non plus
d’assurance maladie. Elle toussait devant moi et tremblait. J’avais peur
qu’elle ne meure dans la rue, sans que je puisse l’aider. Je suis allée à la
mairie de l’arrondissement et leur ai demandé les adresses des associations
humanitaires
qui s’occupent de cas similaires de « sans-papiers ». J’ai appelé des
numéros de téléphone. On m’a donné une adresse mais comment allais-je expliquer
à cette malheureuse le chemin pour s’y rendre ? L’accompagner aurait
signifié perdre beaucoup du peu de temps dont je dispose. Et elle ne saurait
pas comment se rendre de ce quartier au lieu où elle habite… Peut-être
marcherait-elle à pied mais ne changerait pas le chemin qu’elle connait par
cœur. En plus, bien sûr, elle ne sait ni lire, ni écrire : elle appartient
au groupe des « SDF », un mot tiré des premières lettres d’une
expression qui signifie « Sans Domicile Fixe ».
Elle est
réapparue deux jours plus tard, le teint rosé, et est venue m’annoncer une
heureuse nouvelle : elle avait reçu des soins médicaux prodigués par un
centre qu’elle avait trouvé près du lieu où elle dort et qui lui avait donné un
médicament gratuit. Nous nous sommes mises à pleurer de joie. Si je ne vais pas
acheter du pain, j’épie son coin quotidien dès que je traverse la rue. Je la
vois de loin, tenant une petite boite dans sa main, souriant aux passants qui ne
s’arrêtent pas sur leur route et remerciant tous ceux qui déposent ne serait-ce
qu’un centime. Quant à moi, je ruse en la suppliant à chaque fois pour qu’elle
accepte mes quelques centimes tout en affirmant que ma mère va bien et que la
sienne est satisfaite.
Nous nous
étreignons parfois devant la boulangerie, à l’étonnement des Français dont la
plupart ne comprennent pas cette relation mystérieuse entre une femme comme moi
et une autre comme Florika. Les différences extérieures semblent flagrantes
entre elle et moi. Seules Maria Florika et moi savons que cette amitié
transcende ces différences.
Maria a
beaucoup d’histoires à raconter. Si seulement je comprenais sa langue, alors je
traduirais un monde magique, mystérieux et inconnu pour la plupart des gens.
Nous sommes les lettrés, les éclairés, la génération de la modernité,
d’internet, des langues, des vêtements élégants, de la fourchette et du
couteau…
Par Maha Hassan
Traduit de
l’arabe au français par Florence Damiens.
Cliquez ici pour lire l’article en
arabe paru sur www.alaraby.co.uk, le 10 Septembre 2014.