Dina Kabil
La Syrienne Maha Hassan était l’une des invités du 3e Festival
littéraire du Caire, qui s’est achevé la semaine dernière. Résidant en
France depuis 13 ans, elle décrit dans son nouveau roman Métro d’Alep le
dilemme de vivre ailleurs.
Al-Ahram Hebdo : Dans votre Métro d’Alep,
nous pouvons lire la passion d’Amina de se balancer entre deux mondes,
celui de sa demeure syrienne avec ses ruelles pauvres, et celui de
Paris, la ville des libertés et des arts. Comment vivez-vous l’exil
volontaire depuis 13 ans et celui obligatoire d’aujourd’hui ?
Maha Hassan : C’est un peu complexe. En Syrie, je me sentais dépaysée
dans mon entourage, en tant que femme qui a ses exigences en matière de
liberté et de réalisation de soi. Parmi mes amies aussi, puisque le
commun était dans notre société de se préparer au mariage ou de
chercher la sécurité à l’ombre d’un homme. Tandis que moi, et dès mon
jeune âge, j’avais un penchant pour l’indépendance. J’ai été élevée
plutôt par mon père et non par ma mère. Toute jeune, je l’accompagnais
dans les assemblées des hommes, il a très tôt cultivé chez moi
l’indépendance. Mon lien très fort avec mon père, qui était de tendance
communiste, a semé en moi une certaine responsabilité, et c’est la
responsabilité qui nous amène à choisir. Si on coupe le cordon ombilical
avec la mère, dans mon cas, c'était plutôt avec mon père.
— Le fait que vous êtes d’origine kurde a-t-il accentué votre exil intérieur dans votre pays ?
— D’une certaine manière, je me sentais différente, mais d’une façon
plus riche et plus positive. La personnalité kurde, villageoise en
général, est loin d’être soumise, la femme kurde est une vraie
partenaire dans les champs, même si au foyer, elle assume son rôle
traditionnel. Dans notre communauté, il existe par exemple des danses
mixtes et cela n’a aucune signification morale. Cela dit, le partenaire
ne peut jamais embêter ou harceler la femme avec qui il danse. Il existe
une mixité naturelle dans la communauté kurde, il y a aussi la femme
kurde combattante en Syrie contre les agresseurs de l’EI. Le
dépaysement que je ressens provient de la contradiction dans laquelle
je vis. J’appartiens à la culture kurde, mais j’écris en arabe, et en
même temps je n’ai pas d’appartenance politique, je ne fais pas partie
d’un parti. Je me sens dépaysée en Syrie, telle une Française au Caire,
une Syrienne à Paris, une Kurde parmi les Arabes. L’écriture c’est mon
salut qui a façonné mon identité, je la porte sur moi comme un enfant
qui m’aide à trouver l’harmonie que je cherche.
— Métro Alep se déroule dans le cadre d’une Syrie en
ébullition, où les personnages sont dispersés dans les différentes
mégapoles. Comment pouvez-vous écrire sur la guerre tout en vous
attachant au conte de Schéhérazade ?
— La situation en Syrie est unique, elle ne ressemble à aucun autre
pays arabe. Tout a commencé avec la révolution, le beau rêve en rose que
nous avons partagé, mais il ne tarde pas à couler dans le sang. Je
prétends que j’ai des outils qui m’aident à ne pas sombrer dans le
pamphlet politique. Je ne porte pas de jugement sur mes personnages,
j’ai appris de Dostoïevski, dans Le Joueur, comment plonger
dans un univers fait de laideur sans le juger, comment décrire
l’incendie sans se brûler, je pense que j’ai réussi à me protéger et à
protéger mon écriture de la chute dans la formule de l’écriture-slogan.
— Pourtant, il y a eu plusieurs interruptions depuis vos débuts
en 2004 avant que vous ne publiez tous les ans depuis 2011. Qu’est-ce
qui vous incite à écrire et qu’est-ce qui vous arrête ? — Lorsque
j’ai arrêté d’écrire, c’était plutôt dans mon pays. Si je n’étais pas
partie pour la France, peut-être n’aurais-je pas continué à écrire. J’ai
souffert en Syrie de la marginalisation intentionnée, dans un milieu
littéraire qui ne reconnaît pas les nouveaux talents, c’était une
ambiance plus ou moins corrompue. J’ai passé quelques années à la
recherche de la stabilité dans mon nouvel exil parisien, jusqu’à ce que
je sois parvenue au clame dans l’écriture même. La part importante de
mon oeuvre a été réalisée en Occident, et même si je suis préoccupée
par le monde arabe, le lieu où je vis conforte mon sentiment de
sécurité. Et là aussi, c’est une contradiction que je vis, les
événements majeurs se déroulent en Syrie, tandis que mon quotidien à
Paris me permet d’écrire, c’est le dilemme d’écrire sur la douleur à
partir d’un autre espace géographique.
— La guerre syrienne est-elle un moteur de l’écriture ?
— Je ne sais pas si on est né écrivain. Dans mon roman Al-Rawiyat (les narratrices) j’ai écrit, à l’image de Gabriel Garcia Marquez dans Je vis pour raconter,
que je suis née pour raconter. Je raconte toutes les contradictions que
j’ai vécues, la douleur, la passion, la frustration, même lorsque la
nature m’a punie en quelque sorte et m’a privée de la maternité, je l’ai
vécue pleinement dans l’écriture, sans pathétisme, comme si j’étais la
fille de l’écriture ou sa mère. Dans mes Narratrices, je suis
obsédée par la fabrication des héroïnes, vous trouverez des personnages
qui sortent des boîtes des épices, du monde journalier de la femme. Je
ne pense pas qu’il existe un moteur de l’écriture. Je suis plutôt comme
Diane la déesse de la pêche, je « pique » les détails dans le
métro, les yeux, la couleur des boucles d’oreilles, le parfum, même le
regard d’un animal, il m’apprend quelque chose. Je suis gloutonne dès
qu’il s’agit d’écriture.
— Justement, pourquoi étiez-vous réticente concernant l’appellation « écriture de la femme »
lors du Festival littéraire du Caire, bien que vous soyez attachée aux
voix féminines dans votre oeuvre et que vous convoquiez l’univers des
contes de Schéhérazade ?
— J’ai bien précisé que la femme écrivaine a un privilège par rapport à
l’homme, celui de pouvoir accéder aux cercles interdits aux hommes, ou
dans lesquels il n’est pas bien accueilli. Je ne dévalue pas l’écriture
féminine, mais je suis contre la classification qui pourrait mettre
dans le même panier des écrivaines sans talents au gré du simple label
de l’écriture femme. Parce que, lorsqu’un homme écrit un texte faible,
on ne dit pas c’est un écrivain-homme, mais on dit tout simplement que
c’est un mauvais récit. Les univers que j’écris plongent dans le monde
de la femme, parce que c’est un monde riche, et parce que j’ai grandi
sur les histoires de ma mère qui étaient ma source de narration comme je
l’ai dit dans Métro d’Alep. Je voulais tout simplement épurer la créativité de l’écrivaine du cliché et du roman falsifié.
— Dans Métro d’Alep, vous attachez votre lecteur au « sac des souvenirs »
accumulés depuis 30 ans et qui ne tardent pas à disparaître avec
l’effondrement de la maison. Quels sont vos projets pour conserver les
souvenirs ?
— Je vis la perte des amis, de la famille sous
l’absurdité de la guerre. La maison de ma famille s’est effondrée, et
je garde une question enfantine et candide : pourquoi les guerres se
déclenchent-elles ? Mon prochain livre sera sur la chute de notre
maison. C’est ma mère qui prend la relève de la narration, depuis sa
place au cimetière. Elle dit qu’elle ne peut pas mourir sans raconter
l’histoire. Je suis convaincue que l’écriture est à la fois cruauté et
plaisir, mon lecteur va pleurer en lisant la destruction des lieux des
souvenirs au début du roman, mais il aura un grand plaisir à partager
les matinées d’Alep entre le basilic et le jasmin.
— Vous êtes une écrivaine consacrée dans le monde arabe, et pourtant vous n’êtes pas traduite dans votre pays d’accueil ?
— Mon premier roman en dehors de la Syrie fut
Taratil Al-Adam (les chants du néant) édité chez
Al-Saqi, et qui a eu un grand succès au Maroc. Puis
Habl Sorri (cordon
ombilical) qui a réussi en Egypte, au Maroc et dans nombre de pays
arabes, c’est là qu’on a commencé à m’apprécier en Syrie. L’institution
culturelle dans mon pays est gérée par un esprit de clans et par les
intérêts. Je pense que si je n’avais pas eu ce succès dans le monde
arabe, personne ne m’aurait reconnue en Syrie. Je ne suis pas encore
traduite en français, cela me fait de la peine parce que mon mari et mes
amis ne peuvent pas me lire.
Maha Hassan
Née à Alep, d’orgine kurde. Ses deux premiers romans, Al-Lamoutanahi, Sirat Al-Akhar (l’infini,
récit de l’autre) et Lawhat Al-Ghilaf (la toile de couverture),
paraissent en Syrie respectivement en 1995 et en 2002.
Elle quitte son pays lors de la répression sanglante de la révolte
kurde en 2004 et vit depuis à Paris en tant que réfugiée politique. Et
depuis un an, elle est basée en Bretagne. Parmi ses oeuvres : Taratil Al-Adam (les chants du néant), 2009, Habl Sorri (cordon ombilical), 2010, et Banat Al-Barari (les filles des prairies), 2011. Elle a publié Toboul Al-Hob (les tambours de l’amour) en 2012, Al-Rawiyat (les narratrices) et Nafaq Al-Wogoud (le tunnel de l’existence) en 2014, édités à Beyrouth par Riad Al-Rayes et Al-Saqi, et enfin Métro d’Alep, en 2016 aux éditions Al-Tanwir.