samedi 4 mars 2017

Je suis née pour raconter

 Dina Kabil

La Syrienne Maha Hassan était l’une des invités du 3e Festival littéraire du Caire, qui s’est achevé la semaine dernière. Résidant en France depuis 13 ans, elle décrit dans son nouveau roman Métro d’Alep le dilemme de vivre ailleurs.

Al-Ahram Hebdo : Dans votre Métro d’Alep, nous pouvons lire la passion d’Ami­na de se balancer entre deux mondes, celui de sa demeure syrienne avec ses ruelles pauvres, et celui de Paris, la ville des liber­tés et des arts. Comment vivez-vous l’exil volontaire depuis 13 ans et celui obligatoire d’aujourd’hui ?
Maha Hassan : C’est un peu com­plexe. En Syrie, je me sentais dépay­sée dans mon entourage, en tant que femme qui a ses exigences en matière de liberté et de réalisation de soi. Parmi mes amies aussi, puisque le commun était dans notre société de se préparer au mariage ou de cher­cher la sécurité à l’ombre d’un homme. Tandis que moi, et dès mon jeune âge, j’avais un penchant pour l’indépendance. J’ai été élevée plutôt par mon père et non par ma mère. Toute jeune, je l’accompagnais dans les assemblées des hommes, il a très tôt cultivé chez moi l’indépendance. Mon lien très fort avec mon père, qui était de tendance communiste, a semé en moi une certaine responsa­bilité, et c’est la responsabilité qui nous amène à choisir. Si on coupe le cordon ombilical avec la mère, dans mon cas, c'était plutôt avec mon père.
— Le fait que vous êtes d’origine kurde a-t-il accentué votre exil intérieur dans votre pays ?
— D’une certaine manière, je me sentais différente, mais d’une façon plus riche et plus positive. La per­sonnalité kurde, villageoise en géné­ral, est loin d’être soumise, la femme kurde est une vraie partenaire dans les champs, même si au foyer, elle assume son rôle traditionnel. Dans notre communauté, il existe par exemple des danses mixtes et cela n’a aucune signification morale. Cela dit, le partenaire ne peut jamais embêter ou harceler la femme avec qui il danse. Il existe une mixité naturelle dans la communauté kurde, il y a aussi la femme kurde combat­tante en Syrie contre les agresseurs de l’EI. Le dépaysement que je res­sens provient de la contradiction dans laquelle je vis. J’appartiens à la culture kurde, mais j’écris en arabe, et en même temps je n’ai pas d’ap­partenance politique, je ne fais pas partie d’un parti. Je me sens dépay­sée en Syrie, telle une Française au Caire, une Syrienne à Paris, une Kurde parmi les Arabes. L’écriture c’est mon salut qui a façonné mon identité, je la porte sur moi comme un enfant qui m’aide à trouver l’har­monie que je cherche.
Métro Alep se déroule dans le cadre d’une Syrie en ébullition, où les personnages sont dispersés dans les différentes mégapoles. Comment pouvez-vous écrire sur la guerre tout en vous attachant au conte de Schéhérazade ?
— La situation en Syrie est unique, elle ne ressemble à aucun autre pays arabe. Tout a commencé avec la révolution, le beau rêve en rose que nous avons partagé, mais il ne tarde pas à couler dans le sang. Je prétends que j’ai des outils qui m’aident à ne pas sombrer dans le pamphlet poli­tique. Je ne porte pas de jugement sur mes personnages, j’ai appris de Dostoïevski, dans Le Joueur, com­ment plonger dans un univers fait de laideur sans le juger, comment décrire l’incendie sans se brûler, je pense que j’ai réussi à me protéger et à protéger mon écriture de la chute dans la formule de l’écriture-slogan.
— Pourtant, il y a eu plusieurs interruptions depuis vos débuts en 2004 avant que vous ne publiez tous les ans depuis 2011. Qu’est-ce qui vous incite à écrire et qu’est-ce qui vous arrête ? — Lorsque j’ai arrêté d’écrire, c’était plutôt dans mon pays. Si je n’étais pas partie pour la France, peut-être n’aurais-je pas continué à écrire. J’ai souffert en Syrie de la marginalisation intentionnée, dans un milieu littéraire qui ne reconnaît pas les nouveaux talents, c’était une ambiance plus ou moins corrompue. J’ai passé quelques années à la recherche de la stabilité dans mon nouvel exil parisien, jusqu’à ce que je sois parvenue au clame dans l’écriture même. La part importante de mon oeuvre a été réalisée en Occident, et même si je suis préoc­cupée par le monde arabe, le lieu où je vis conforte mon sentiment de sécurité. Et là aussi, c’est une contra­diction que je vis, les événements majeurs se déroulent en Syrie, tan­dis que mon quotidien à Paris me permet d’écrire, c’est le dilemme d’écrire sur la douleur à partir d’un autre espace géographique.
— La guerre syrienne est-elle un moteur de l’écriture ?
— Je ne sais pas si on est né écri­vain. Dans mon roman Al-Rawiyat (les narratrices) j’ai écrit, à l’image de Gabriel Garcia Marquez dans Je vis pour raconter, que je suis née pour raconter. Je raconte toutes les contradictions que j’ai vécues, la douleur, la passion, la frustration, même lorsque la nature m’a punie en quelque sorte et m’a privée de la maternité, je l’ai vécue pleinement dans l’écriture, sans pathétisme, comme si j’étais la fille de l’écriture ou sa mère. Dans mes Narratrices, je suis obsédée par la fabrication des héroïnes, vous trouverez des per­sonnages qui sortent des boîtes des épices, du monde journalier de la femme. Je ne pense pas qu’il existe un moteur de l’écriture. Je suis plu­tôt comme Diane la déesse de la pêche, je « pique » les détails dans le métro, les yeux, la couleur des boucles d’oreilles, le parfum, même le regard d’un animal, il m’apprend quelque chose. Je suis gloutonne dès qu’il s’agit d’écriture.
— Justement, pourquoi étiez-vous réticente concernant l’ap­pellation « écriture de la femme » lors du Festival littéraire du Caire, bien que vous soyez atta­chée aux voix féminines dans votre oeuvre et que vous convo­quiez l’univers des contes de Schéhérazade ?
— J’ai bien précisé que la femme écrivaine a un privilège par rapport à l’homme, celui de pouvoir accéder aux cercles interdits aux hommes, ou dans lesquels il n’est pas bien accueilli. Je ne dévalue pas l’écriture féminine, mais je suis contre la clas­sification qui pourrait mettre dans le même panier des écrivaines sans talents au gré du simple label de l’écriture femme. Parce que, lorsqu’un homme écrit un texte faible, on ne dit pas c’est un écrivain-homme, mais on dit tout simplement que c’est un mauvais récit. Les uni­vers que j’écris plongent dans le monde de la femme, parce que c’est un monde riche, et parce que j’ai grandi sur les histoires de ma mère qui étaient ma source de narration comme je l’ai dit dans Métro d’Alep. Je voulais tout simplement épurer la créativité de l’écrivaine du cliché et du roman falsifié.
— Dans Métro d’Alep, vous atta­chez votre lecteur au « sac des souvenirs » accumulés depuis 30 ans et qui ne tardent pas à dispa­raître avec l’effondrement de la maison. Quels sont vos projets pour conserver les souvenirs ?
Je vis la perte des amis, de la famille sous l’absurdité de la guerre. La maison de ma famille s’est effon­drée, et je garde une question enfan­tine et candide : pourquoi les guerres se déclenchent-elles ? Mon prochain livre sera sur la chute de notre mai­son. C’est ma mère qui prend la relève de la narration, depuis sa place au cimetière. Elle dit qu’elle ne peut pas mourir sans raconter l’his­toire. Je suis convaincue que l’écri­ture est à la fois cruauté et plaisir, mon lecteur va pleurer en lisant la destruction des lieux des souvenirs au début du roman, mais il aura un grand plaisir à partager les matinées d’Alep entre le basilic et le jasmin.
— Vous êtes une écrivaine consa­crée dans le monde arabe, et pour­tant vous n’êtes pas traduite dans votre pays d’accueil ?
Mon premier roman en dehors de la Syrie fut Taratil Al-Adam (les chants du néant) édité chez Al-Saqi, et qui a eu un grand succès au Maroc. Puis Habl Sorri (cordon ombilical) qui a réussi en Egypte, au Maroc et dans nombre de pays arabes, c’est là qu’on a commencé à m’apprécier en Syrie. L’institution culturelle dans mon pays est gérée par un esprit de clans et par les inté­rêts. Je pense que si je n’avais pas eu ce succès dans le monde arabe, per­sonne ne m’aurait reconnue en Syrie. Je ne suis pas encore traduite en français, cela me fait de la peine parce que mon mari et mes amis ne peuvent pas me lire.

Maha Hassan
Née à Alep, d’orgine kurde. Ses deux premiers romans, Al-Lamoutanahi, Sirat Al-Akhar (l’infini, récit de l’autre) et Lawhat Al-Ghilaf (la toile de couverture), paraissent en Syrie respectivement en 1995 et en 2002.
Elle quitte son pays lors de la répression sanglante de la révolte kurde en 2004 et vit depuis à Paris en tant que réfugiée politique. Et depuis un an, elle est basée en Bretagne. Parmi ses oeuvres : Taratil Al-Adam (les chants du néant), 2009, Habl Sorri (cordon ombilical), 2010, et Banat Al-Barari (les filles des prairies), 2011. Elle a publié Toboul Al-Hob (les tambours de l’amour) en 2012, Al-Rawiyat (les narratrices) et Nafaq Al-Wogoud (le tunnel de l’existence) en 2014, édités à Beyrouth par Riad Al-Rayes et Al-Saqi, et enfin Métro d’Alep, en 2016 aux éditions Al-Tanwir.