jeudi 8 janvier 2015

Exil, mémoire et identité dans Cordon ombilical



Mohamed Miloud GHARRAFI

Exil, mémoire et identité dans Cordon ombilical de Maha Hassan


C’est l’histoire de Sophie Perrin. En Syrie, son pays natal, elle s’appelait Hanifa. Elle est arrivée en France pour faire ses études en médecine mais abandonna rapidement ce rêve d’enfance pour s’inscrire en cinématographie. Sa passion pour les arts et la littérature la jette dans les bras d’un romancier français, Alain Perrin. Elle l’épousera et finira par mener une vie à la française. Elle mange du Jambon et écoute plus la musique française que celle de Fayrouz. C’est une femme avec une grande force de caractère. Elle tient beaucoup à son indépendance et aime surtout être seule. Ce qui la distingue de son mari et de tous les personnages du roman est le sentiment d’instabilité : elle se lasse rapidement des lieux qu’elle visite, des hôtels où elle se rend. « Elle se porte mieux à chaque fois qu’elle s’éloigne de Paris, mais plus elle s’en éloigne plus elle est prise à nouveau par le stress […] Elle n’aime pas cet engagement creux. Elle retourne à Paris à n’importe quel moment sans raison, même quand Alain n’y est pas » (p. 14). Sophie est également cette femme qui conduit trop vite sa voiture. Le roman commence par cette remarque que lui fait son mari : « cette vitesse te tuera un jour » (p. 11). Et Sophie trouvera la mort effectivement dans un accident. Certes elle conduisait trop vite, mais elle était à vélo. Et pas n’importe lequel. Celui de son mari.
Le roman ne prend pas fin avec la mort de Sophie. Il continue avec Paula, la fille de Sophie. Elle était encore petite quand sa maman meurt renversée par le bus derrière l’immeuble de Radio-France. Commence donc une nouvelle histoire : Paula qui ne connaît pas grand-chose sur les origines de sa maman fait tout pour savoir d’où elle vient. Elle part en Syrie pour retrouver la famille de sa mère. Ce fut le début d’une histoire d’amour avec un Syrien qu’elle finit par épouser et s’installe à Alep. Elle fait des efforts pour s’intégrer dans la vie quotidienne et politique du pays mais ne réussit pas. Elle retourne définitivement en France enceinte d’une fille qu’elle appellera Elsa.


Le roman est une série d’histoires qui se relayent et s’entremêlent, mais le fil conducteur porte sur l’exil féminin. Le roman a le mérite de traiter non seulement de l’exil d’une femme orientale en occident mais aussi de celui d’une femme occidentale en Orient ; et  entre les deux parcours, les deux personnages principaux du roman (Sophie et ensuite Paula) sont habités par le même souci : la recherche de leur propre identité. Sophie est une femme perdue. Malgré la liberté et le confort dont elle jouit en France, elle souffre d’une grande  instabilité qui traduit une grande perte d’identité.  «  Je me sens comme dans un deuil éternel, la peur me presse ??. Ni la civilisation occidentale, ni ma nationalité, ni mon mariage, ni même mes amitiés, mon compte bancaire, ma voiture, l’appartement chic d’Alain où j’habite n’ont réussi à m’en débarrasser » (p. 140). Elle voyage avec son mari à Madrid et une fois à l’hôtel, elle se jette sur le lit et lui dit : « Je repartirai demain à Paris. Je ne peux supporter tout ce bruit » (p. 135). Avant de rencontrer Alain, elle a habité dans plusieurs endroits. L’idée de se procurer un tableau ou une œuvre artistique pour la maison ne lui traverse jamais l’esprit. Le ménage est l’affaire de son mari. Son armoire est un « bordel » (en français dans le texte) dit le narrateur. Son mari, réputé pour son calme et sa stabilité la compare à une Gitane (d’ailleurs, elle-même reconnait :  « Le seul élément stable dans ma vie est le nomadisme » (p. 139) et dans sa voiture Peugeot bleu-marine, elle écoute « le temps des Gitans »). Il  résume en ironisant l’instabilité de Sophie comme suit « Sophie dit : là-bas est mieux qu’ici. Et quand elle part là-bas, elle dit : non je préfère là-bas. C’est ainsi qu’elle cherche n’importe quel ailleurs dont elle n’y est pas encore. Et dès que l’ailleurs se transforme en un ici, c’est-à-dire dès qu’elle y entre elle le rejette. Sophie veut tout espace où elle n’y est pas encore » (p. 135). L’insatisfaction est l’élément psychologique le plus dominant dans son parcours d’exilée. J’entends par exil ici, non le sens politique du terme. Sophie – et encore moins Paula- n’a jamais été pourchassée par le régime politique de son pays pour qu’elle soit contrainte de vivre ailleurs. Il s’agit d’un exil d’ordre identitaire. Il s’agit d’un exil qui ne se révèle en tant que tel qu’une fois le nouvel espace culturel et civilisationnel tant admiré et convoité ne comble plus le personnage de Sophie. C’est un exil qui se crée et se constitue au fil du temps. Un exilé politique arrive dans le pays d’accueil avec l’idée d’avoir ce statut. Lorsqu’il obtient l’asile politique, il sait quels sont ses droits et devoirs et vit surtout avec la souffrance d’avoir été chassé, marginalisé et méprisé par le régime de son pays d’origine. Mais il sait au moins d’où il vient. Le drame de Sophie c’est qu’elle ne sait pas vraiment d’où elle vient. La zone géographique, en l’occurrence la Syrie, ne détermine pas à elle seule, l’identité de Sophie. C’est en tant que Kurde que Sophie souffre de l’exil. En tant que kurde, il lui manque une patrie. C’est là où réside tout le drame de Sophie. A Cyril qui lui dit : « Cesse de chercher la patrie. La patrie c’est toi. Regarde-moi, je suis Français mais qu’est-ce la France pour moi ? Rien. L’essentiel c’est moi et non la terre. La patrie c’est l’homme. La terre n’est qu’un objet, un espace, une circonstance…. » (p. 142) elle rétorque : « Tu dis cela parce que tu es Français, parce que tu possèdes une patrie et tu en saisis le goût. C’est un Français (allusion à G. Genet) qui a dit à propos des Palestiniens : lorsqu’ils auront une patrie ils la jetteront par la fenêtre. (…) Nous les kurdes, nous n’avons pas goûté à la patrie. Lorsque nous l’aurons fait, nous déciderons sincèrement de nos sentiments. Peut-être la jetterai-je par la fenêtre, mais je ne peux ignorer une patrie que je n’en ai pas eue » (p. 142).

Le tempérament instable et la souffrance de Sophie font écho à la définition d’.E. Saïd  au sujet de l’exil : « En exil on est jamais satisfait, placide, en sécurité […] L’exil, c’est lorsque la vie perd ses repères. L’exil est nomade, décentré, contrapuntique et, dès que l’on s’y habitue, sa force déstabilisante surgit à nouveau » (Réflexions sur l’exil, Actes sud, p. 257).


Est-ce le manque de cette patrie qui vient occulter chez Sophie tout regard vers le passé ? Car ce qui est frappant dans le roman de Maha Hassan est que la mémoire de Sophie ne fonctionne presque plus. Sophie ne parle jamais de Hanifa. Dans la plupart des romans de l’immigration, la mémoire est une zone incontournable dans la souffrance de l’exilé. La nostalgie provoque un retour systématique du passé de l’exilé dans son pays natal et convoque unes série de souvenirs. C’est parfois un remède contre le malheur de l’exil et parfois une souffrance supplémentaire assez pesante. Dans le roman de Maha, Sophie n’est pas du tout nostalgique. En tout cas, elle n’évoque ni sa famille, ni ses amis, ni le moindre sentiment sur son pays natal. La rupture de Sophie avec Hanifa semble définitive. La seule fois où Sophie renvoie à son alter-ego (Hanifa) c’est lorsqu’elle commet l’irréparable. Lorsqu’elle couche avec Cyril, l’homme qu’elle avait toujours repoussé, l’homme à qui elle a maintes fois répété : « le jour où je coucherai avec toi, je mourrai ».
Un jour elle couche  avec lui. S’ensuit une discussion, toujours la même, sur son identité à elle, sur son être et son instabilité. C’est là qu’elle remémore un tout petit moment de son enfance : sa courte visite un jour à Mattenli, chez sa tante (Hanifa) (Mattenli ou village de Duhâ, se trouve à une soixantaine de kilomètres d’Alep dans la montagne Hâwâr ou la montagne des Kurdes (jabal al-Akrâd) : « la seule fois où j’ai ressenti ce goût, cette appartenance, la tranquillité du lieu, c’était à Mattenli, chez ma tante. J’étais petite à l’époque. Mais ce moment là ne m’a pas rassasiée pour que je puisse m’y enraciner. C’était une visite occasionnelle et je devais retourner à la maison illégitime de mes parents, la maison d’une famille kurde qui vit dans un pays arabe » (p.149). Elle se rhabille ensuite et annonce à Cyril qu’elle part en Kurdistan, puis elle lui demande de ne plus l’appeler Sophie. « Désormais appelle-moi Hanifa. Sophie je ne la connais plus » (p. 150). Ce fut donc la mort de Sophie et la naissance de Paula.

Mais comme l’exilé ne peut échapper à son passé, c’est Paula qui va à la fois ressusciter la mémoire de Sophie et faire perpétuer le sentiment de perte identitaire.
Paula est élevée par Alain. Sophie n’a jamais voulu confier sa fille à son père génétique. Cyril est un « bohémien », un « « vagabond ». Sa vie est partagée entre les femmes et l’alcool. Lui aussi est relativement instable, un peu comme Sophie, mais il n’est pas embarqué dans une crise identitaire. Paula a reçu une éducation française. Son tempérament est moins instable que sa mère. « elle aime rire et plaisanter … » « et en même temps, elle est triste, mélancolique et pessimiste ». A l’instar de sa maman, elle souffre de « vide qui l’habite » (p. 457). Elle porte en elle donc une partie de sa maman. Pour résumer le fond de sa personnalité, on ne trouvera pas mieux que ce commentaire de son père adoptif : « vous avez toutes les deux une raison, ou ce qui vous semble être une raison, pour justifier votre coupure avec le monde. Ta maman pensait que cela était lié à sa rupture avec la notion de patrie, ce qui faisait d’elle un être suspendu, sans racines. Et te voilà toi aussi parler d’autres racines, celles de ta maman » (p. 209).
Quand elle se rend en Syrie elle dit à un habitant kurde qui ne comprend pas ce que vient faire une française dans un village perdu de Syrie : « je suis né en France, de père français et de mère dont j’ignore la véritable appartenance mais je sais qu’elle est née ici,  a vécu ici et a aimé ce village. Si je suis ici c’est pour des raisons personnelles. J’ai envie de savoir plus sur ma mère et par conséquent sur moi (…). Je ne suis pas une touriste française qui est ici pour regarder les défauts de la région et son sous-développement. Je suis à la recherche de moi-même ici » (p. 394).
La recherche de soi embarquera Paula dans une histoire d’amour. Elle épouse un kurde, s’installe dans ce même village qui passionnait sa maman et tente de s’impliquer dans la vie culturelle d’Aleph en y montant avec quelques étudiants une troupe de théâtre. Progressivement, ses ambitions s’estompent. Elle ne supporte plus les intimidations politiques, les traditions patriarcales et la situation dégradante de la femme dans le pays. L’Orient qui la passionnait au début lui fait peur : « l’Orient n’est pas toujours le soleil, dit-elle. Celui-ci ne se lève plus aux pays de la cruauté et de la tyrannie. L’Orient est devenu froid, négligeant, égoïste et opportuniste » (p. 465). C’est pour échapper à cela et pour protéger sa future fille qu’elle décide, comme sa maman auparavant, de quitter la Syrie et de rentrer en France.
Nous comprenons maintenant le secret du titre : Cordon ombilical se veut le résumé d’un parcours féminin à travers trois générations : la mère, la fille et la petite-fille. Trois femmes, trois chapitres : Sophie Perrin, Paula Perrin et Elsa Perrin. Sophie, nous l’avons dit, est passée de Hanifa Sulaymân à Sophie Perrin. Paula est la fille génétique de Cyril, mais elle porte le nom du père adoptif (Perrin) et Elsa est la fille génétique de Rony (le kurde) mais elle porte le nom de sa mère et de son grand-père adoptif (Perrin). Le titre du roman nous impose deux interprétations qui se complètent : la première interprétation est que cet organe qui lie la mère à son enfant implique que Paula et Elsa ne sont pas liées à Sophie que par le sang, mais aussi par les idées, les rêves, la recherche de l’identité... Le choix du retour définitif de Paula en France avec sa fille se manifeste comme une réponse à un désir de Sophie. Les dernières pages du roman révèlent que Paula décide de finir l’écriture du roman inachevé de sa maman. Au moment où elle inscrit le titre qu’elle pense avoir trouvé « le dernier vœu de Sophie Perrin », elle sent comme un mouvement de son bébé dans ventre. Ce fut pour elle le signe même d’un appel maternel l’incitant à poursuivre le parcours inachevé de sa maman. Comme Sophie, Paula coupe le cordon ombilical avec la Syrie en y abandonnant le mari et rentre avec sa fille en France.
La deuxième interprétation consiste à voir dans le cordon ombilical la dimension symbolique d’un autre parcours, celui du père. Je dirai celui d’une autre mère, la France. Remarquons bien que le patronyme des trois femmes est : Perrin. Le père adoptif, l’homme dont le tempérament stable est aussi frappant que l’instabilité de Sophie. La France, terre d’exil de la maman semble être fixée en fin de compte comme le lieu avec lequel le cordon ombilical semble lié à jamais. Sauf que la dernière page du roman nous apprend que c’est finalement Alain Perrin qui a écrit tout ce roman. Il en est à la fois l’auteur et le mari, le père et le grand-père. N’est-ce pas là une fuite en avant de l’auteure en chaire et en os de ce roman ? Une façon de nous faire croire qu’elle n’intervient pas dans les décisions de ses personnages comme à la page 462 où le narrateur dit : « l’auteure de cette œuvre (kâtibat hâd al-‘amal) ne sait pour qui prendre position, pour le roman qui impose à Paula de retourner à la liberté ou pour l’amour qui signifie la prison » ?
La fin du récit laisse entendre qu'elle a choisi la première solution. Ce n’est pas seulement par solidarité féminine que l’auteur (Alain Perrin ou Maha Hassan) sacrifie l’amour au profit de la liberté, mais surtout par une glorification du genre romanesque. A travers la voix de Sophie il y a chez l’auteur comme une conviction que « le futur du roman appartient à la femme orientale, car le roman est un talent féminin [...]. Le roman est une précision, un édifice, une patience et un plaisir de narration. Et c’est la femme, notamment la femme orientale, qui maîtrise tout cela » (p. 173-174). N’est-ce pas là une réhabilitation de la voix de Chehrazade des Mille et une nuits ?