mardi 3 juin 2014

Tambours de l'amour



Tambours de l'amour –une fenêtre romanesque sur la révolution syrienne


http://www.lorientlejour.com/article/806700/%3C%3C+Tambours_de_l%27amour+%3E%3E%2A%2C_une_fenetre_romanesque_sur_la_revolution_syrienne.html
Editions Dar El-Rayyes  – Beyrouth – 2012



« Est-ce le dîner de Rania, léger pourtant, excepté le « foul »[1], la fatigue ou mon sentiment que je vis une guerre sur le point d'éclater ou une guerre vraiment, car je n'ai pas arrêté de faire des cauchemars....
J'étais dans une chambre pleine de sang. Le sang m'arrivait jusqu'au menton. Je me suis mise à nager dans le sang pour remonter à la surface. J'ai regardé mes mains : elles étaient couvertes de sang à moitié coagulé. Je me suis débattue mains et pieds dans le sang afin de faire remonter mon corps et ne pas avaler ce sang ; je me suis cognée à des morceaux de corps... Des têtes coupées flottaient à côté de moi, des yeux, des pieds. J'essayais de crier. » (Les Tambours de l'amour, page 106).

Voici l'un des cauchemars de Rima Khouri, le personnage principal du roman de Maha Hassan.
Rima est professeure  de Lettres modernes à la Sorbonne, vit à Paris depuis 20 ans après avoir quitté sa ville natale : Damas.
De sa vie parisienne, universitaire, ayant des aspects aussi bien stables que parfois monotones, Rima va basculer dans une vie rythmée par les évènements de la révolution syrienne qui a commencé en 2011, pour finalement décider de rentrer en Syrie afin de suivre les évènements sur place, auprès des gens.

Les Tambours de l'amour est une fenêtre romanesque sur la révolution syrienne notamment dans sa première année, une sorte de vue d'ensemble à travers l’œil de Rima Khouri.
Petit-à-petit et au fil des pages, un pont se construit entre le contexte parisien de Rima et la Syrie. 

Dans un premier temps, ce pont commence à Paris même, via l'ordinateur de Rima qui, connectée sur Facebook, va progressivement tisser un réseau de connaissances « virtuelles » qui la mèneront à la rencontre de Youssef, un activiste syrien originaire de Kfarnabol, une ville syrienne très engagée dans la révolution.
Progressivement aussi, une histoire d'amour « virtuel » se tisse entre Rima et Youssef...

Le roman reflète très concrètement la place et le rôle qu'occupent les réseaux sociaux dans notre vie, en particulier pour les Syriens. Le réseau social devient l'un des principaux vecteurs de la transmission de l'information et de l'échange entres les gens qui y déposent une partie importante d'eux-mêmes, leurs pensées, états d'âmes, etc. , voire y vivent des histoires d'amour.
Maha Hassan analyse bien la complexité des liens virtuels qui nous font basculer dans un autre mode relationnel parallèle à la réalité. Nous pouvons dire qu'il constitue une sorte de « para-réalité », qui va petit-à-petit se rapprocher de la réalité physique et la tutoyer parfois de très près.

Dans un second temps, ce pont va se consolider sur place lorsque Rima Khouri quitte Paris pour se rendre à Damas, et voyager à travers la Syrie.
Dans ce contexte syrien, Rima s'efface petit-à-petit pour laisser la parole aux autres. Le roman va se situer au cœur de l'évènement que nous allons vivre à travers son récit. Une sorte de roman-reportage, car Rima va devenir la porte-parole de plusieurs voix et positions vis-à-vis de la révolution. Grâce à ce travail d'enquête qu'elle a voulu mener sur le terrain, son envie et son besoin même de connaître la réalité, nous pouvons parcourir une riche palette de points de vue : de l'engagement et de l'activisme d'une jeune génération, vive et créative, en recherche de liberté, en passant par les peurs sous-jacentes de ceux qui ont beaucoup perdu dans cette révolution (membres de leurs familles, maisons, etc.), pour finir par la réticence et la méfiance de certains intellectuels pour qui la révolution manque de structure intellectuelle organisatrice,  parmi eux, le père de Rima.

La rencontre de Rima avec son père et sa mère, à son arrivée à Damas, nous renseigne un peu plus sur elle et son passé, dont elle parle par petits bouts semés par-ci par-là dans le roman.
La relation au père est caractérisée par une forte opposition qui remonte à sa jeunesse et au contexte de son départ de la Syrie. Cette opposition va continuer en raison de leurs positions respectives vis-à-vis de la révolution syrienne.
Malgré les vingt années qui ont séparé Rima de ses parents, une affection et une tendresse discrètes ressortent de sa relation à sa mère. Personnage touchant et attachant malgré sa brève apparition dans le roman.

Le roman aborde aussi la question de l'armement de la révolution. L'engagement armé de Youssef,  l'amoureux de Rima, les a éloignés l'un de l'autre et a marqué un tournant dans leur relation « virtuelle ».
Au moment où Rima va enfin voir Youssef à  Alep,  une balle traverse sa tête...


Les Tambours de l'amour mène le lecteur avec beaucoup de souplesse narrative vers le cœur de la révolution syrienne. Cette souplesse déjà rencontrée dans Cordon ombilical, l'avant-dernier roman de Maha Hassan, se conjugue avec la façon qu'a la romancière d'écrire des scènes d'amitié et de complicité entre les personnages, notamment entre Rima et une proche de sa famille. Dans ces scènes, qui nous rappellent certaines de Cordon ombilical, Maha Hassan peint des tableaux de la vie quotidienne syrienne, notamment autour des repas. Ce sont des moments de convivialité, de sympathie ; à travers les mots, nous avons presque l'impression de sentir les odeurs des plats, le café et tout le rituel qui va avec...
Mais la sensibilité de la romancière ne s'arrête pas là. Le récit que fait Rima de ses cauchemars depuis le début de la révolution donne un trait particulier à ce roman et à l'écriture de Maha Hassan en général.
Rima vit dans sa chair la guerre et les atrocités commises par le régime contre le peuple, que ce soit à Paris ou en Syrie. Ses cauchemars sont denses et profonds. La romancière les décrit avec acuité. Les images parlent intensément et nous ressentons à quel point Rima est habitée par la mort et la souffrance des autres, omniprésente : corps mutilés, enfants tués, …

C'est un bel hommage rendu à ces victimes que d' « épouser » en quelque sorte leurs souffrances.


Rawa Pichetto



[1]    Le « foul » est un plat syrien à base de fèves.