Maha
Hassan : Shéhérazade à Morlaix
Par Ismaël
Dupont, le-chiffon-rouge-morlaix.
Saviez-vous
qu'à Morlaix vivait une grande conteuse et romancière de langue arabe, Maha
Hassan ?
Maha Hassan
est née à la littérature porteuse des histoires de sa grand-mère paternelle
analphabète.
Halima, sa
grand-mère spirituelle, une kurde syrienne, originaire d'un village du nord de
la Syrie mais vivant à Alep pendant la jeunesse de Maha.
Son père,
ouvrier d'une fabrique de tissus à Alep, était lui aussi analphabète.
Il n'y avait
pas un livre dans la maison de Maha pendant sa jeunesse.
C'est
pourtant grâce aux engagements de son père et à ses camarades du Parti
Communiste que la jeune Maha va acquérir très jeune le goût des lectures
complexes en commençant à tenter de comprendre les brochures communistes clandestines
que font circuler les amis de son père.
« Mon
père ne nous a pas éduqués dans le nationalisme. Il ne voulait pas que l'on se
reconnaisse d'abord comme kurdes. Nous étions tous syriens, avec une société à
construire ensemble, la culture ou religion d'origine était secondaire. La
question kurde n'était pas sa priorité ».
Les lectures
de Maha vont renforcer ses convictions universalistes.
Maha a un
tel appétit d'apprendre qu'à partir de 15-16 ans, après les traductions arabes
de Tchékov et Pouchkine, elle découvre Hegel, Marx et Nietzsche.
« Je
pleurais quand je n'arrivais pas à comprendre des passages de la dialectique de
Hegel ».
Ainsi
parlait Zarathoustra était,
dit-elle, un livre qui parlait aux lettrés kurdes du fait de la valorisation
d'une origine culturelle indo-européenne de l'espace persique auxquels ils
pensaient se rattacher.
Mais le
grand initiateur est surtout Sartre, pour qui elle éprouve un amour immodéré,
jusqu'à lire L'être et le néant à dix-huit ans dans une traduction
arabe.
Quand elle
arrive à Paris en 2004, Maha ne pense qu'à Sartre, lui parle intérieurement en
se promenant dans ses endroits préférés : « J'attendais qu'il me
réponde par les rêves, comme mes personnages de roman qui se découvrent pendant
la nuit, mais il n'en a rien été ».
Plus tard,
elle sera déçue d'apprendre certains aspects du grand ego qu'avait Sartre et le
dénouement de sa relation d'amitié avec Camus, un autre des familiers de la
jeune Maha Hassan, dont elle lut avec passion une grande partie de l’œuvre dans
sa jeunesse.
Mais c'est
sans doute l'auteur de La plaisanterie , Milan Kundera qui eut le
plus d'influence sur elle et la naissance de sa vocation d'écrivain, par sa
prodigieuse liberté, sa faculté à prendre de la hauteur face à la peur et aux
mesquineries produites par une dictature policière pour affirmer les droits de
l'individu vivant et de l'esprit.
Comme un de
ses personnages de roman, Maha Hassan eut l'impression de « respirer
Kundera » en circulant dans le quartier de Montparnasse.
Le responsable
de l'Institut du Monde Arabe ne crut pas sans doute lui faire un tel plaisir
quand il lui dit qu'elle écrivait comme l'écrivain tchèque. C'était faux, sans
doute. C'était pour l'encourager.
Pendant des
mois, néanmoins, Maha s'exerça pour s'amuser à écrire un chapitre selon ses
façons spontanées, un chapitre narré comme un pastiche de Kundera.
Le premier
écrit publié de Maha Hassan (elle a dix-neuf ans) est une nouvelle à dimension
érotique à peine voilée, « Le marié du doigt », traitant entre autre
de manière déguisée de la masturbation des femmes, nouvelle qui paraît dans une
grande revue intellectuelle de Beyrouth, Al Naqid, « Le
Critique » où son nom apparaît au côté de celui de Samih Alqasim, un grand
écrivain. le magazine publie aussi Mahmoud Darwich. Maha ouvre de grands yeux
et n'en revient toujours pas ! Jusque dans son exil morlaisien, elle garde
cette revue qui la fait rentrer en deux temps trois mouvements dans la cour des
grands.
Pour elle
qui avait confié à dix-neuf ans le manuscrit à un ami se déplaçant au Liban,
c'est complètement inespéré. Évidemment, la nouvelle est interdite de
publication par le régime syrien, ainsi que les autres du recueil.
Sans doute
en raison de la folle audace d'une écriture qui explore les tabous de la
sexualité et de la condition féminine. Pour d'autres raisons aussi, peut-être.
Pour
justifier l'interdiction des Chants du néant (2009, qui paraîtront
finalement au Liban), un roman qui pose pour la première fois la question
existentielle propre aux kurdes, ce qu'a relevé la censure du régime des
al-Assad, c'est le caractère subversif d'une note faisant référence à la
tradition de la kabbale qualifiée de « soufisme » des Juifs.
Dans la
Syrie des Al-Assad, le Juif est l'ennemi par excellence et tabou, le régime
appuyant une partie de son entreprise de légitimation sur son statut de
résistant à l’État d'Israël.
Autant dire
que Maha Hassan sera relativement déboussolée au départ d'être invitée pour
plusieurs mois à une résidence d'écrivaine dans l'immeuble d'Anne Frank à
Amsterdam après qu'Human Rights Watch lui ait décerné le prix
Hellman-Hammett en 2005 réservée aux écrivains persécutés, un prix attribué
après les excès du maccartysme aux Etats-Unis.
Un immeuble
plein de fantômes, d'éclats de rire et de frissons de peur, pour travailler,
dans un voisinage invitant à se questionner plus que tout autre sur la question
de l'identité et du piège nationaliste et xénophobe des identités exclusives,
identifiées à des appartenances collectives héritées et enfermantes. Maha Hassan
réfléchit d'ailleurs aujourd'hui à un livre qui aurait pour titre «le péché
d'identité ».
Maha Hassan
et Ismaël Dupont après l'entretien - 29 novembre 2017, place Allende - Morlaix
Maha Hassan
qualifie elle-même son écriture de « littérature bâtarde ». Ce n'est
pas de la littérature kurde, parce qu'elle écrit en arabe. Ce n'est pas de la
littérature arabe « pure » parce qu'elle porte une mémoire collective
kurde avant même d'avoir appris à parler. Ce n'est pas de la littérature arabe
non plus parce qu'elle a découvert la littérature et la philosophie européennes
avant Naguib Mahfouz ou d'autres grands écrivains arabes, parce que ses
références intellectuelles sont autant occidentales qu'orientales.
La jeune
fille issue d'un quartier et d'une famille populaires d'Alep où l'on ne
connaissait pas les livres s'est ouverte au monde libérateur de la littérature
grâce à la générosité d'un libraire qui lui prêtait des livres traduits qu'elle
n'avait pas les moyens de payer.
Après la
parution de sa nouvelle dans une grande revue libanaise, elle écrit un livre
moins scandaleux pour les autorités syriennes, mais qu'elle aime beaucoup
aussi, L'infini, qui paraît en 1995 chez un éditeur de Lattaquié.
C'est pour
ses derniers livres, publiés en arabe au Liban, chez les éditions El-Rayyes,
dirigé par le responsable du magazine qui l'avait fait connaître à 19 ans, en
1993, pour sa nouvelle détonante, et qui attendait d'elle une confirmation de
son talent, que Maha Hassan commence à être reconnue dans le petit monde
littéraire des pays arabes.
Elle fait
des salons en Tunisie, en Palestine, en Egypte, aux Emirats. Ceux qui paient ne
sont pas toujours les pays où l'on trouve le plus de lecteurs, mais les rois du
pétrole ou autres princes en quête de reconnaissance internationale.
Deux de ses
romans ont été sélectionnés dans la liste finale du prix Booker Arabe.
Maha Hassan
a néanmoins le sentiment que le fait d'être kurde rend pour elle la
reconnaissance littéraire moins aisée dans le monde arabe.
Ses premiers
livres sont considérés comme féministes, parlant de condition féminine, de
sexualité, de conservatisme religieux, de politique. En 2000, ses livres sont
interdits de parution en Syrie.
Dans les
romans, écrits depuis son exil français et publiés au Liban reviennent le sujet
des crimes d'honneur contre les femmes (« Les filles des
prairies », Banât al-barârî – 2011).
Dans Cordon Ombilical (2010), on a le portrait de deux femmes
partagés entre Orient et Occident, interrogeant les notions d'identité kurde,
d'appartenance, de relation à l'autre.
Dans les Tambours de l'amour (2012), son avant-dernier roman
publié, Maha Hassan construit le premier récit romanesque de la révolution
syrienne prenant en comptant l'an un de la révolte démocratique du peuple
syrien contre Bachar-al-Assad et son régime d'oppression, révolution qui comme
plus tard la guerre syrienne malgré toute sa barbarie, va révéler à eux-mêmes
et à la liberté des jeunes femmes et jeunes hommes qui vont se défaire de leurs
peurs et des corsets sociaux pour affirmer leur désir d'engagement, de dignité,
de vie.
Ce roman est sur le point d'être publié en Italie où il bénéficie déjà
d'une très bonne critique.
Maha Hassan m'a dévoilé hier la trame narrative de son dernier roman, le
premier qui sera écrit en français, grâce au concours de Anne Cousin et de
l'association Tro-coat, qui a fait la rencontre de Maha et lui a proposé cette
collaboration pour écrire en français à la suite d'un travail en atelier d'écriture
et de leur présentation première lors d'un débat avec l'écrivain yéménite ami
de Maha Ali Al Muqri à la librairie « A pleine voix » à Morlaix,
tenue par Laurent Baudry.
C'est une fresque historique très ambitieuse et palpitante, avec des
situations romanesques fascinantes, où une moderne Shéhérazade et sa fille
traversent quarante ans d'histoire de la Syrie. Une première partie met en
scène deux femmes en quête de bonheur et d'émancipation d'un quartier
traditionaliste d'Alep que la loi des hommes domine, deux femmes qui vivent
avec leur mari commun derrière le QG des moukhâbarât, les forces de sécurité du
régime, cruelles et despotiques, qui y torturent à tour de bras. La deuxième
partie nous plongera dans l'actualité de la guerre en Syrie, où vont s'affronter
des jeunes qui se connaissaient dans le camp djihadiste et dans le camp des
peshmergas, ce qui donne à Maha Hassan l'occasion d'explorer ce qu'il y a de
nouveau dans la condition féminine kurde dans le fait de combattre, et de
combattre les partisans d'une forme religieuse dévoyée, portant la haine des
femmes, obscurantiste, totalitaire, ultra-violente.
Entendre et imaginer le déploiement de ce roman à travers quelques
indications de cette magnifique et profonde conteuse qu'est Maha Hassan ne donne
qu'une envie : que ses précédents romans soient vite publiés en français.
Pour y lire ses histoires d'amour, de libération féminine, de relation à la
tradition, aux identités, à la tyrannie du régime syrien. Pour y découvrir ses
personnages riches et attachants.
Quand elle était étudiante, Maha a fait le tour des partis révolutionnaires
et contestataires, kurdes ou communistes.
Son père avait très peur qu'elle s'engage trop en politique même s'il ne
s'est pas opposé à ce qu'elle fasse des études, comme pour sa sœur cadette,
étudiante en droit elle-aussi, car les moukhâbarât n'hésitaient pas à violer et
violenter les filles rebelles ou soupçonnées de l'être. Malgré la défense de
son père, Maha était une fille têtue et a mené ses expériences en femme libre
et courageuse, affrontant la pression du groupe et des hommes, malgré la peur,
omniprésente dans le régime d'oppression de la Syrie d'Hafez-al-Assad puis de
Bachar-al-Assad.
Son premier rendez-vous contraint avec les services de sécurité date de ses
dix-huit ans, quand, pour financer ses études, elle s'apprête à postuler pour
un poste d'institutrice remplaçante et que les renseignements font chantage sur
elle dans un bureau de l'éducation nationale et lui demandent de donner des
informations sur les amis de son père (les communistes sont pourchassés,
emprisonnés, torturés par Hafez-al-Assad). Elle refuse et son certificat de
nomination est déchirée sous ses yeux.
C'est à la suite d'un énième entretien forcé avec les moukhâbarât au moment
de la révolte kurde au début des années 2000 et de sa répression par le régime
qu'elle décide de quitter la Syrie, puis de gagner la France où elle obtient
l'asile politique en 2004, d'abord logée pendant quelques mois à la maison des
journalistes, avant de rencontrer Philippe, son amoureux breton, et d'arriver à
Morlaix avec lui il y a deux ans.
Depuis son père et sa mère sont décédés en Syrie, sa mère des suites du
bombardement de sa maison par la rébellion islamique à Alep. Ils ont été
enterrés à la va-vite dans un jardin public, dans le quartier de Khaledia. La
maison familiale n'existe plus.
Maha a demandé en vain un visa humanitaire pour sa mère et sa sœur au plus
fort de la guerre. Beaucoup de ses voisins, de ses amis, sont morts aussi, la
plupart victimes des assassinats et tortures du régime. Un de ses voisins a été
torturé à mort parce que son frère s'était engagé dans l'armée rebelle.
Ses frères et sœurs sont en Suède, en Finlande, au Pays-Bas, en Allemagne
dans un camp pour réfugiés, en Turquie.
Sa mère a été interrogée par les services de sécurité du régime après le
départ de Maha : elle leur a dit, pour protéger tout le monde, car sa
fille était morte.
Morte à une partie d'elle-même peut-être, mais si vivante dans son désir
d'être heureuse, de créer, de construire une littérature d'émancipation
éclairant le monde pour le transformer.
Maha connaît la douleur d'avoir été contrainte de quitter son monde, son
pays et de le voir disparaître dans la plus fratricide et barbare des guerres.
Néanmoins, elle n'en condamne pas pour autant une révolte démocratique qui, au
départ, voulait seulement dénoncer la barbarie de la police de Bachar-al-Assad
qui avait torturé affreusement des adolescents, exiger plus de justice, de
démocratie, de liberté d'expression, moins de corruption et de clientélisme,
plus d'égalité. Une révolte laïque où l'on trouvait des jeunes et moins jeunes
de toutes les origines culturelles de la Syrie. Pour elle, la guerre a aussi
réveillé les Syriens, la révolution a libéré beaucoup de femmes, allant jusqu'à
parler de « baiser de la guerre ».
Elle a espéré, espéré, les six années précédentes, que le régime criminel
allait enfin tomber, qu'il allait cesser d'assassiner le peuple syrien en toute
impunité. En vain, aujourd'hui, elle constate que la guerre est un affrontement
d'intérêts internationaux, que Daesh est devenu l'ennemi premier, que Bachar,
le boucher de Damas, est revenu au centre du jeu, même pour les Américains et
les Français.
Quant aux Kurdes, ils ont agi de manière pragmatique en cherchant à faire
progresser leur volonté d'indépendance ou d'autonomie en se protégeant des
agressions du régime comme des islamistes djihadistes. Néanmoins, dans sa
famille, son frère, kurde, lui aussi, combattait la répression du régime avec
ses amis arabes.
Aujourd'hui, Maha vit en exil d'elle-même, ni là-bas, ni tout à fait ici,
malgré le plaisir qu'elle a à sentir la sollicitude, la franchise et la vie
sereine des Bretons et à vivre à Morlaix avec son ami.
Chaque nuit, chaque sieste ou presque la ramène par ses rêves en Syrie.
Dans la journée, elle a des moments d'absence, où elle retrouve Alep et ses
amis et parents.
La littérature est un des moyens qui lui reste pour éprouver son existence.
Littérature de l'exil, littérature de l'affirmation vitale et des
naissances à soi, à l'amour et à l'autre, par-delà la tradition patriarcale, le
despotisme, la guerre.
Péché d'identité... Tout dernièrement, Maha a découvert que sa grand-mère
maternelle était arménienne, qu'elle avait été adoptée à cinq ans par sa
famille kurde alors que ses parents allaient à l'abattoir ou avaient déjà été
massacrés par les génocidaires turcs et leurs alliés.
Cette grand-mère d'origine chrétienne arménienne avait donné à son premier
fils le nom de Mohamed, vivant toute sa vie dans la dissimulation et la
culpabilité par rapport à ses origines.
Cette vie tragique est un roman dont le continent reste à explorer... Comme
la littérature de Maha Hassan pour le lecteur français.
Entretien avec Ismaël Dupont - 29 novembre 2017
Romans publiés :
Titres traduits de l'arabe:
Titres traduits de l'arabe:
- Bonjour la guerre
- Les Tambours de l’Amour, éditions El-Rayyes, Beyrouth, Liban, 2012.
- Les filles de prairies (roman), éditions El- Rayyes, Beyrouth, Liban, 2011.
- Cordon ombilical, éditions El- Rayyes, Beyrouth, Liban, 2010. (sélectionné sur la liste du prix du roman arabe «Booker»).
- Chants du néant, éditions El- Rayyes, Beyrouth, Liban, 2009.
- Le tableau de la couverture. Les murs de déception sont plus hauts, éditions Nashiron, Syrie, 2002.
- L’infini- récit de l’autre, éditions Al-Hiwar, Syrie, 1995.
- Les filles de prairies (roman), éditions El- Rayyes, Beyrouth, Liban, 2011.
- Cordon ombilical, éditions El- Rayyes, Beyrouth, Liban, 2010. (sélectionné sur la liste du prix du roman arabe «Booker»).
- Chants du néant, éditions El- Rayyes, Beyrouth, Liban, 2009.
- Le tableau de la couverture. Les murs de déception sont plus hauts, éditions Nashiron, Syrie, 2002.
- L’infini- récit de l’autre, éditions Al-Hiwar, Syrie, 1995.