Mohamed Miloud GHARRAFI
Exil, mémoire et identité dans Cordon ombilical
de Maha Hassan
C’est
l’histoire de Sophie Perrin. En Syrie, son pays natal, elle s’appelait Hanifa.
Elle est arrivée en France pour faire ses études en médecine mais abandonna
rapidement ce rêve d’enfance pour s’inscrire en cinématographie. Sa passion
pour les arts et la littérature la jette dans les bras d’un romancier français,
Alain Perrin. Elle l’épousera et finira par mener une vie à la française. Elle
mange du Jambon et écoute plus la musique française que celle de Fayrouz. C’est
une femme avec une grande force de caractère. Elle tient beaucoup à son
indépendance et aime surtout être seule. Ce qui la distingue de son mari et de
tous les personnages du roman est le sentiment d’instabilité : elle se
lasse rapidement des lieux qu’elle visite, des hôtels où elle se rend. « Elle
se porte mieux à chaque fois qu’elle s’éloigne de Paris, mais plus elle s’en
éloigne plus elle est prise à nouveau par le stress […] Elle n’aime pas
cet engagement creux. Elle retourne à Paris à n’importe quel moment sans
raison, même quand Alain n’y est pas » (p. 14). Sophie est également
cette femme qui conduit trop vite sa voiture. Le roman commence par cette
remarque que lui fait son mari : « cette vitesse te tuera un
jour » (p. 11). Et Sophie trouvera la mort effectivement dans un
accident. Certes elle conduisait trop vite, mais elle était à vélo. Et pas
n’importe lequel. Celui de son mari.
Le
roman ne prend pas fin avec la mort de Sophie. Il continue avec Paula, la fille
de Sophie. Elle était encore petite quand sa maman meurt renversée par le bus
derrière l’immeuble de Radio-France. Commence donc une nouvelle histoire :
Paula qui ne connaît pas grand-chose sur les origines de sa maman fait tout
pour savoir d’où elle vient. Elle part en Syrie pour retrouver la famille de sa
mère. Ce fut le début d’une histoire d’amour avec un Syrien qu’elle finit par
épouser et s’installe à Alep. Elle fait des efforts pour s’intégrer dans la vie
quotidienne et politique du pays mais ne réussit pas. Elle retourne
définitivement en France enceinte d’une fille qu’elle appellera Elsa.
Le
roman est une série d’histoires qui se relayent et s’entremêlent, mais le fil
conducteur porte sur l’exil féminin. Le roman a le mérite de traiter non
seulement de l’exil d’une femme orientale en occident mais aussi de celui d’une
femme occidentale en Orient ; et
entre les deux parcours, les deux personnages principaux du roman
(Sophie et ensuite Paula) sont habités par le même souci : la recherche de
leur propre identité. Sophie est une femme perdue. Malgré la liberté et le
confort dont elle jouit en France, elle souffre d’une grande instabilité qui traduit une grande perte
d’identité. « Je me sens comme dans un deuil éternel, la peur me
presse ??. Ni la civilisation occidentale, ni ma nationalité, ni mon
mariage, ni même mes amitiés, mon compte bancaire, ma voiture, l’appartement
chic d’Alain où j’habite n’ont réussi à m’en débarrasser » (p. 140). Elle
voyage avec son mari à Madrid et une fois à l’hôtel, elle se jette sur le lit
et lui dit : « Je repartirai demain à Paris. Je ne peux
supporter tout ce bruit » (p. 135). Avant de rencontrer Alain, elle a
habité dans plusieurs endroits. L’idée de se procurer un tableau ou une œuvre
artistique pour la maison ne lui traverse jamais l’esprit. Le ménage est
l’affaire de son mari. Son armoire est un « bordel » (en
français dans le texte) dit le narrateur. Son mari, réputé pour son calme et sa
stabilité la compare à une Gitane (d’ailleurs, elle-même reconnait : « Le seul élément stable dans ma
vie est le nomadisme » (p. 139) et dans sa voiture Peugeot bleu-marine,
elle écoute « le temps des Gitans »). Il résume en ironisant l’instabilité de Sophie
comme suit « Sophie dit : là-bas est mieux qu’ici. Et quand elle
part là-bas, elle dit : non je préfère là-bas. C’est ainsi qu’elle cherche
n’importe quel ailleurs dont elle n’y est pas encore. Et dès que l’ailleurs se
transforme en un ici, c’est-à-dire dès qu’elle y entre elle le rejette. Sophie
veut tout espace où elle n’y est pas encore » (p. 135). L’insatisfaction
est l’élément psychologique le plus dominant dans son parcours d’exilée.
J’entends par exil ici, non le sens politique du terme. Sophie – et encore
moins Paula- n’a jamais été pourchassée par le régime politique de son pays
pour qu’elle soit contrainte de vivre ailleurs. Il s’agit d’un exil d’ordre identitaire.
Il s’agit d’un exil qui ne se révèle en tant que tel qu’une fois le nouvel
espace culturel et civilisationnel tant admiré et convoité ne comble plus le
personnage de Sophie. C’est un exil qui se crée et se constitue au fil du temps.
Un exilé politique arrive dans le pays d’accueil avec l’idée d’avoir ce statut.
Lorsqu’il obtient l’asile politique, il sait quels sont ses droits et devoirs
et vit surtout avec la souffrance d’avoir été chassé, marginalisé et méprisé
par le régime de son pays d’origine. Mais il sait au moins d’où il vient. Le
drame de Sophie c’est qu’elle ne sait pas vraiment d’où elle vient. La zone
géographique, en l’occurrence la
Syrie, ne détermine pas à elle seule, l’identité de Sophie. C’est
en tant que Kurde que Sophie souffre de l’exil. En tant que kurde, il lui
manque une patrie. C’est là où réside tout le drame de Sophie. A Cyril qui lui
dit : « Cesse de chercher la patrie. La patrie c’est toi.
Regarde-moi, je suis Français mais qu’est-ce la France pour moi ?
Rien. L’essentiel c’est moi et non la terre. La patrie c’est l’homme. La terre
n’est qu’un objet, un espace, une circonstance…. » (p. 142) elle
rétorque : « Tu dis cela parce que tu es Français, parce que tu
possèdes une patrie et tu en saisis le goût. C’est un Français (allusion à G.
Genet) qui a dit à propos des Palestiniens : lorsqu’ils auront une
patrie ils la jetteront par la fenêtre. (…) Nous les kurdes, nous n’avons pas
goûté à la patrie. Lorsque nous l’aurons fait, nous déciderons sincèrement de
nos sentiments. Peut-être la jetterai-je par la fenêtre, mais je ne peux
ignorer une patrie que je n’en ai pas eue » (p. 142).
Le
tempérament instable et la souffrance de Sophie font écho à la définition d’.E.
Saïd au sujet de l’exil : « En exil on est jamais satisfait,
placide, en sécurité […] L’exil, c’est lorsque la vie perd ses repères. L’exil
est nomade, décentré, contrapuntique et, dès que l’on s’y habitue, sa force
déstabilisante surgit à nouveau » (Réflexions sur l’exil, Actes sud,
p. 257).
Est-ce
le manque de cette patrie qui vient occulter chez Sophie tout regard vers le
passé ? Car ce qui est frappant dans le roman de Maha Hassan est que la
mémoire de Sophie ne fonctionne presque plus. Sophie ne parle jamais de Hanifa.
Dans la plupart des romans de l’immigration, la mémoire est une zone
incontournable dans la souffrance de l’exilé. La nostalgie provoque un retour
systématique du passé de l’exilé dans son pays natal et convoque unes série de
souvenirs. C’est parfois un remède contre le malheur de l’exil et parfois une
souffrance supplémentaire assez pesante. Dans le roman de Maha, Sophie n’est pas
du tout nostalgique. En tout cas, elle n’évoque ni sa famille, ni ses amis, ni
le moindre sentiment sur son pays natal. La rupture de Sophie avec Hanifa
semble définitive. La seule fois où Sophie renvoie à son alter-ego (Hanifa)
c’est lorsqu’elle commet l’irréparable. Lorsqu’elle couche avec Cyril, l’homme
qu’elle avait toujours repoussé, l’homme à qui elle a maintes fois
répété : « le jour où je coucherai avec toi, je mourrai ».
Un
jour elle couche avec lui. S’ensuit une
discussion, toujours la même, sur son identité à elle, sur son être et son
instabilité. C’est là qu’elle remémore un tout petit moment de son
enfance : sa courte visite un jour à Mattenli, chez sa tante
(Hanifa) (Mattenli ou village de Duhâ, se trouve à une soixantaine de
kilomètres d’Alep dans la montagne Hâwâr ou la montagne des Kurdes (jabal
al-Akrâd) : « la seule fois où j’ai ressenti ce goût, cette
appartenance, la tranquillité du lieu, c’était à Mattenli, chez ma tante.
J’étais petite à l’époque. Mais ce moment là ne m’a pas rassasiée pour que je
puisse m’y enraciner. C’était une visite occasionnelle et je devais retourner à
la maison illégitime de mes parents, la maison d’une famille kurde qui vit dans
un pays arabe » (p.149). Elle se rhabille ensuite et annonce à Cyril
qu’elle part en Kurdistan, puis elle lui demande de ne plus l’appeler Sophie.
« Désormais appelle-moi Hanifa. Sophie je ne la connais plus »
(p. 150). Ce fut donc la mort de Sophie et la naissance de Paula.
Mais
comme l’exilé ne peut échapper à son passé, c’est Paula qui va à la fois
ressusciter la mémoire de Sophie et faire perpétuer le sentiment de perte
identitaire.
Paula
est élevée par Alain. Sophie n’a jamais voulu confier sa fille à son père
génétique. Cyril est un « bohémien », un « « vagabond ».
Sa vie est partagée entre les femmes et l’alcool. Lui aussi est relativement
instable, un peu comme Sophie, mais il n’est pas embarqué dans une crise
identitaire. Paula a reçu une éducation française. Son tempérament est moins
instable que sa mère. « elle aime rire et plaisanter … »
« et en même temps, elle est triste, mélancolique et pessimiste ».
A l’instar de sa maman, elle souffre de « vide qui l’habite »
(p. 457). Elle porte en elle donc une partie de sa maman. Pour résumer le fond
de sa personnalité, on ne trouvera pas mieux que ce commentaire de son père
adoptif : « vous avez toutes les deux une raison, ou ce qui
vous semble être une raison, pour justifier votre coupure avec le monde. Ta
maman pensait que cela était lié à sa rupture avec la notion de patrie, ce qui faisait
d’elle un être suspendu, sans racines. Et te voilà toi aussi parler d’autres
racines, celles de ta maman » (p. 209).
Quand
elle se rend en Syrie elle dit à un habitant kurde qui ne comprend pas ce que
vient faire une française dans un village perdu de Syrie : « je
suis né en France, de père français et de mère dont j’ignore la véritable
appartenance mais je sais qu’elle est née ici,
a vécu ici et a aimé ce village. Si je suis ici c’est pour des raisons
personnelles. J’ai envie de savoir plus sur ma mère et par conséquent sur moi
(…). Je ne suis pas une touriste française qui est ici pour regarder les
défauts de la région et son sous-développement. Je suis à la recherche de
moi-même ici » (p. 394).
La
recherche de soi embarquera Paula dans une histoire d’amour. Elle épouse un
kurde, s’installe dans ce même village qui passionnait sa maman et tente de
s’impliquer dans la vie culturelle d’Aleph en y montant avec quelques étudiants
une troupe de théâtre. Progressivement, ses ambitions s’estompent. Elle ne
supporte plus les intimidations politiques, les traditions patriarcales et la
situation dégradante de la femme dans le pays. L’Orient qui la passionnait au
début lui fait peur : « l’Orient n’est pas toujours le
soleil, dit-elle. Celui-ci ne se lève plus aux pays de la cruauté et de la
tyrannie. L’Orient est devenu froid, négligeant, égoïste et opportuniste »
(p. 465). C’est pour échapper à cela et pour protéger sa future fille qu’elle
décide, comme sa maman auparavant, de quitter la Syrie et de rentrer en
France.
Nous
comprenons maintenant le secret du titre : Cordon ombilical se veut
le résumé d’un parcours féminin à travers trois générations : la mère, la
fille et la petite-fille. Trois femmes, trois chapitres : Sophie Perrin,
Paula Perrin et Elsa Perrin. Sophie, nous l’avons dit, est passée de Hanifa Sulaymân
à Sophie Perrin. Paula est la fille génétique de Cyril, mais elle porte le nom
du père adoptif (Perrin) et Elsa est la fille génétique de Rony (le kurde) mais
elle porte le nom de sa mère et de son grand-père adoptif (Perrin). Le titre du
roman nous impose deux interprétations qui se complètent : la première interprétation
est que cet organe qui lie la mère à son enfant implique que Paula et Elsa ne
sont pas liées à Sophie que par le sang, mais aussi par les idées, les rêves,
la recherche de l’identité... Le choix du retour définitif de Paula en France
avec sa fille se manifeste comme une réponse à un désir de Sophie. Les
dernières pages du roman révèlent que Paula décide de finir l’écriture du roman
inachevé de sa maman. Au moment où elle inscrit le titre qu’elle pense avoir
trouvé « le dernier vœu de Sophie Perrin », elle sent comme un
mouvement de son bébé dans ventre. Ce fut pour elle le signe même d’un appel
maternel l’incitant à poursuivre le parcours inachevé de sa maman. Comme
Sophie, Paula coupe le cordon ombilical avec la Syrie en y abandonnant le
mari et rentre avec sa fille en France.
La
deuxième interprétation consiste à voir dans le cordon ombilical la dimension
symbolique d’un autre parcours, celui du père. Je dirai celui d’une autre mère,
la France. Remarquons
bien que le patronyme des trois femmes est : Perrin. Le père adoptif,
l’homme dont le tempérament stable est aussi frappant que l’instabilité de
Sophie. La France,
terre d’exil de la maman semble être fixée en fin de compte comme le lieu avec
lequel le cordon ombilical semble lié à jamais. Sauf que la dernière page du
roman nous apprend que c’est finalement Alain Perrin qui a écrit tout ce roman.
Il en est à la fois l’auteur et le mari, le père et le grand-père. N’est-ce pas
là une fuite en avant de l’auteure en chaire et en os de ce roman ? Une
façon de nous faire croire qu’elle n’intervient pas dans les décisions de ses
personnages comme à la page 462 où le narrateur dit : « l’auteure de
cette œuvre (kâtibat hâd al-‘amal) ne sait pour qui prendre position, pour le
roman qui impose à Paula de retourner à la liberté ou pour l’amour qui signifie
la prison » ?
La
fin du récit laisse entendre qu'elle a choisi la première solution. Ce n’est
pas seulement par solidarité féminine que l’auteur (Alain Perrin ou Maha
Hassan) sacrifie l’amour au profit de la liberté, mais surtout par une
glorification du genre romanesque. A travers la voix de Sophie il y a chez
l’auteur comme une conviction que « le futur du roman appartient à la
femme orientale, car le roman est un talent féminin [...]. Le roman est une
précision, un édifice, une patience et un plaisir de narration. Et c’est la
femme, notamment la femme orientale, qui maîtrise tout cela » (p.
173-174). N’est-ce pas là une réhabilitation de la voix de Chehrazade des
Mille et une nuits ?